Ratisbonne

EXTRAIT DE LA LETTRE DE M. MARIE-ALPHONSE RATISBONNE

à M. Dufriche-Desgenettes

Fondateur et directeur de l’archiconfrérie de Notre-Dame-des-Victoires

Collège de Juilly, 12 avril 1842

Ma première pensée et le premier cri de mon cœur, au moment de ma conversion, fut d’ensevelir ce secret avec mon existence tout entière au fond d’un cloître, afin d’échapper au monde, qui ne pouvait plus me comprendre, et de me donner tout à mon Dieu, qui m’avait fait entrevoir et goûter les choses d’un autre monde. Je ne voulais point parler sans la permission d’un prêtre : on me conduisit vers celui qui représen­tait Dieu pour moi. Il m’ordonna de révéler ce qui m’était arrivé; je le fis, autant que cela m’était pos­sible, de vive voix. Aujourd’hui je tâcherai, après quelques semaines de retraite, d’embrasser plus de détails; et c’est à vous, Monsieur le Curé, à vous qui avez fondé l’archiconfrérie pour la conversion des pécheurs, c’est à vous que les pécheurs doivent comp­te des grâces qu’ils ont obtenues.

Si je ne devais vous raconter que le fait de ma conversion, un seul mot suffirait : le nom de Marie ! mais on vous demande d’autres faits; on veut savoir quel est ce fils d’Abraham qui a trouvé à Rome la vie, la grâce et le bonheur. Je veux donc, en invoquant d’abord l’assistance de ma céleste Mère, vous exposer bien simplement toute la suite de ma vie.

Ma famille est assez connue, car elle est riche et bienfaisante, et à ces titres, elle tient depuis longtemps le premier rang en Alsace. Il y a eu, dit-on, beaucoup de piété dans mes aïeux : les chrétiens, aussi bien que les juifs ont béni le nom de mon grand-père, le seul juif qui, sous Louis XVI, obtint, non seulement le droit de posséder des propriétés à Strasbourg, mais encore des titres de noblesse. Telle fut ma famille; mais aujourd’hui, les traditions religieuses y sont entièrement effacées.

Je commençai mes études sur les bancs du collège royal de Strasbourg, où je ris plus de progrès dans la corruption du cœur que dans l’instruction de l’intelligence.

C’était vers l’année 1825 (je suis né le 1er mai 1814); à cette époque, un événement porta un rude coup à ma famille : mon frère Théodore, sur lequel on fondait de grandes espérances, se déclara chrétien; et, bientôt après, malgré les plus vives sollicitations et la désolation qu’il avait causée, il alla plus loin, se fit prêtre, et exerça son ministère dans la même ville, sous les yeux de mon inconsolable famille. Tout jeune que j’étais, cette conduite de mon frère me révolta, et je pris en haine son habit et son caractère. Élevé au milieu de jeunes chrétiens indifférents comme moi, je n’avais éprouvé jusqu’alors ni sympathie ni antipathie pour le christianisme; mais la conversion de mon frère, que je regardais comme une inexplicable folie, me fit croire au fanatisme des catholiques, et j’en eus horreur.

On me retira du collège pour me mettre dans une institution protestante dont le magnifique prospectus avait séduit mes parents. Les fils des grandes maisons protestantes d’Alsace et d’Allemagne venaient s’y for­mer à la vie fashionable de Paris, et s’adonnaient aux plaisirs bien plus qu’à la science. Je me présentai néan­moins aux examens en sortant de cette pension et, par un bonheur peu mérité, je fus reçu bachelier ès lettres.

J’étais alors maître de mon patrimoine, puisque bien jeune encore je perdis ma mère, et, quelques années après, mon père : mais il me restait un digne oncle, le patriarche de ma famille, un second père, qui n’ayant point d’enfants, avait mis toute son affection dans les enfants de son frère.

Cet oncle, si connu dans le monde financier pour sa loyauté et sa capacité peu ordinaire, voulut m’attacher à la maison de banque dont il était le chef; mais je fis d’abord mon droit à Paris, et après avoir reçu le diplôme de licencié et revêtu la robe d’avocat, je fus rappelé à Strasbourg par mon oncle, qui mit tout en œuvre pour me fixer auprès de lui. Je ne saurais énumérer ses largesses : chevaux, voitures, voyages, mille générosités m’étaient prodiguées, et il ne me refusait aucun caprice. Mon oncle ajouta à ces témoignages d’affec­tion une marque plus positive de sa confiance : il me donna la signature de la maison, et me promit, en outre, le titre et les avantages d’associé… promesse qu’il réalisa en effet le 1er janvier de cette année 1842. C’est à Rome que j’en reçus la nouvelle.

Mon oncle ne me faisait qu’un seul reproche : mes fréquents voyages à Paris. Tu aimes trop les Champs-Élysées, me disait-il avec bonté. Il avait raison. Je n’aimais que les plaisirs : les affaires m’impatientaient, l’air des bureaux m’étouffait; je pensais qu’on était au monde pour en jouir; et, bien qu’une certaine pudeur naturelle m’éloignât des plaisirs et des sociétés ignobles, je ne rêvais cependant que fêtes et jouis­sances, et je m’y livrais avec passion.

Heureusement qu’à cette époque une bonne œuvre se présenta à mon besoin d’activité : je la pris chaudement à cœur. C’était l’œuvre de la régénération des pauvres Israélites, comme on l’appelle improprement; car je comprends aujourd’hui qu’il faut autre chose que de l’argent et des loteries de charité pour régénérer un peuple sans religion. Mais enfin je croyais alors à la possibilité de cette rénovation et je devins un des membres les plus zélés de la Société d’encouragement au travail en faveur des jeunes israélites, Société que mon frère, le prêtre, avait fon­dée à Strasbourg, il y a une quinzaine d’années, et qui toujours a subsisté, malgré le peu de ressources dont elle pouvait disposer.

Je parvins à remplir sa caisse, et je crus avoir beaucoup fait. Ô charité chrétienne ! que tu as dû sourire à mon orgueilleux contentement ! Le juif s’estime beaucoup quand il donne beaucoup; le chrétien donne tout et se méprise : il se méprise tant qu’il ne s’est pas donné lui-même : et quand il s’est donné tout entier, il se méprise encore.

Je m’occupais donc laborieusement du sort de mes pauvres coreligionnaires, quoique je n’eusse aucune religion. J’étais juif de nom, voilà tout; car je ne croyais pas même en Dieu. Je n’ouvris jamais un livre de religion; et dans la maison de mon oncle, pas plus que chez mes frères et sœurs, on ne pratiquait la moindre prescription du judaïsme.

Un vide existait dans mon cœur, et je n’étais point heureux au milieu de l’abondance de toutes choses. Quelque chose me manquait; mais cet objet me fut donné aussi, du moins je le croyais !

J’avais une nièce, la fille de mon frère aîné, qui m’était destinée depuis que nous étions enfants tous les deux. Elle se développait avec grâce sous mes yeux et, en elle, je voyais tout mon avenir et toute l’espérance du bonheur qui m’était réservé. Il ne me paraît pas convenable de faire ici l’éloge de celle qui fut ma fiancée. Cela serait inutile pour ceux qui ne la connaissent pas : mais ceux qui l’ont vue savent qu’il serait difficile de s’imaginer une jeune fille plus douce, plus aimable et plus gracieuse. Elle était pour moi une création toute particulière, qui semblait faite uniquement pour compléter mon existence; et lorsque les vœux de toute ma famille, d’accord avec nos sympathies mutuelles, fixèrent enfin ce mariage si long­temps désiré, je crus que désormais rien ne manquerait plus à ma félicité.

En effet, après la célébration de mes fiançailles, je voyais toute ma famille au comble de la joie; mes sœurs étaient heureuses ! Elles ne me faisaient qu’un reproche, c’était d’aimer trop ma fiancée, et elles s’avouaient jalouses; car je dois dire ici qu’il est peu de familles où l’on s’aime plus que dans la mienne : la plus intime union, la plus tendre affection règne et régna toujours entre mes frères et sœurs, et cet amour va presque jusqu’à l’idolâtrie… Oh ! elles sont si bonnes, mes sœurs, si aimantes ! Pourquoi donc ne sont-elles pas chrétiennes ?

Il n’y avait qu’un seul membre de ma famille qui m’était odieux; c’était mon frère Théodore. Et cepen­dant il nous aimait aussi; mais son habit me repous­sait, sa présence m’offusquait; sa parole grave et sérieuse excitait ma colère. Un an avant mes fiançailles, je ne pus retenir ces ressentiments, et je les lui exprimai dans une heure qui dut rompre à jamais tous rapports entre nous. Voici en quelle occasion. Un enfant était à l’agonie, mon frère Théodore ne craignit point de demander ouvertement aux parents la per­mission de le baptiser, et peut-être allait-il le faire, quand j’eus connaissance de sa démarche. Je regar­dais ce procédé comme une indigne lâcheté ; j’écrivis au prêtre de s’adresser à des hommes et non à des enfants, et j’accompagnai ces paroles de tant d’invectives et de menaces, qu’aujourd’hui encore je m’éton­ne que mon frère ne m’ait pas répondu un seul mot. Il continua ses relations avec le reste de la famille; quant à moi, je ne voulus plus le voir, je nourrissais une haine amère contre les prêtres, les églises, les couvents, et surtout contre les Jésuites, dont le nom seul provoquait ma fureur.

Heureusement que mon frère quitta Strasbourg; c’était tout ce que je désirais. Il fut appelé à Paris, à Notre-Dame-des-Victoires, où il ne cesserait, disait-il, en nous faisant ses adieux, de prier pour la conversion de ses frères et sœurs. Son départ me soulagea d’un grand poids; je cédai même aux instances de ma famil­le à l’occasion de mes fiançailles en lui écrivant quelques mots d’excuses. Il me répondit avec amitié, me recommandant ses pauvres, auxquels je ris en effet parvenir une petite somme.

Après cette espèce de raccommodement, je n’eus plus aucun rapport avec Théodore, et je ne pensai plus à lui, je l’oubliai… tandis que lui, il priait pour moi !

Je dois consigner ici une certaine révolution qui s’opéra dans mes idées religieuses à l’époque de mes fiançailles. Je l’ai dit, je ne croyais à rien; et dans cette entière nullité, dans cette négation de toute foi, je me trouvais parfaitement en harmonie avec mes amis catholiques ou protestants; mais la vue de ma fiancée éveillait en moi je ne sais quel sentiment de dignité humaine; je commençais à croire à l’immortalité de l’âme; bien plus, je me mis instinctivement à prier Dieu; je le remerciais de mon bonheur, et pourtant je n’étais pas heureux… Je ne pouvais me rendre compte de mes sentiments; je regardais ma fiancée comme mon bon ange; je le lui disais souvent; et, en effet, sa pensée élevait mon cœur vers un Dieu que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais invoqué.

On jugea convenable, à cause de l’âge trop tendre de ma fiancée, de retarder le mariage. Elle avait seize ans. Je dus faire un voyage d’agrément en attendant l’heure de notre union. Je ne savais de quel côté diriger mes courses; une de mes sœurs, établie à Paris, me voulait près d’elle; un excellent ami m’appelait en Espagne. Je résistai aux instances de plusieurs autres, qui me communiquaient de séduisants projets. Je m’arrêtai enfin à la pensée d’aller droit à Naples, de passer l’hiver à Malte afin d’y fortifier ma santé délicate, et de revenir ensuite par l’Orient; je pris même des lettres pour Constantinople, et partis vers la fin de novembre 1841. Je devais être de retour au commencement de l’été suivant.

Oh ! que mon départ fut triste ! Je laissais là une fiancée bien-aimée, un oncle qui ne s’épanouissait qu’avec moi, des sœurs, des frères, des nièces, dont la société faisait mes plus chères délices; je laissais encore ces écoles de travail, ces pauvres Israélites dont je m’occupais si activement, et enfin des amis nombreux qui m’aimaient, des amis d’enfance que je ne pouvais quitter sans verser des larmes, car je les aimais et je les aime encore !…

Partir seul et pour un long voyage ! Cette pensée me jetait dans une profonde mélancolie. « Mais, me disais-je, Dieu m’enverra peut-être un ami sur ma route ! »

Je me rappelle deux singularités qui signalèrent les derniers jours qui précédèrent mon départ; et aujourd’hui ces souvenirs me frappent vivement. Je voulus, avant de me mettre en voyage, donner ma signature à un grand nombre de quittances concer­nant la Société d’encouragement au travail… Je les datais d’avance le 15 janvier, et à force d’écrire cette date sur une foule de pièces, je me fatiguais, et je me disais en posant ma plume : « Dieu sait où je me trouverai le 15 janvier, et si ce jour ne sera pas le jour de ma mort ! Ce jour-là je me trouvai à Rome, et ce jour sera pour moi l’aurore d’une nouvelle vie !

Une autre circonstance intéressante fut la réunion de plusieurs Israélites notables qui s’assemblèrent pour avi­ser aux moyens de réformer le culte judaïque et de le mettre en harmonie avec l’esprit du siècle. Je me rendis à cette assemblée, où chacun donna son avis sur les perfec­tionnements projetés. Il y avait autant d’avis que d’indi­vidus; on discuta beaucoup, on mit en question toutes les convenances de l’homme, toutes les exigences du temps, toutes les dictées de l’opinion, toutes les idées de la civi­lisation; on fit valoir toute espèce de considération; on n’en oublia qu’une seule, la loi de Dieu. De celle-là, il ne fut pas question; je ne sache même pas que le nom de Dieu ait été prononcé une seule fois, pas plus que le nom de Moise, ni le nom de la Bible.

Mon avis à moi était qu’on laissât tomber toutes les formes religieuses, sans recourir ni aux livres, ni aux hommes et que chacun en particulier, comme tous ensemble, pratiquerait sa croyance à la façon qu’il l’entendrait. Cet avis prouve ma haute sagesse en fait de reli­gion; j’étais dans le progrès, comme vous voyez. On se sépara sans rien faire.

Un Israélite, plus sensé que moi, avait dit cette parole remarquable que je rapporte textuellement : « Il faut nous hâter de sortir de ce vieux temple, dont les débris craquent de toutes parts, si nous ne voulons pas être bientôt ensevelis sous ses ruines. » Paroles pleines de vérités, que chaque Israélite répète aujourd’hui tout bas. Mais, hélas ! il y a dix-huit siècles qu’ils sont sortis de leur vieux temple, et ils n’entrent point dans le temple nouveau dont les portes sont ouvertes devant eux.

Je partis enfin. En sortant de Strasbourg, je pleu­rais beaucoup, j’étais agité d’une foule de craintes, de mille étranges pressentiments. Arrivé au premier relais, des cris de joie entremêlés de musique en plein vent me tirèrent de mes rêveries. C’était une noce de village qui était sortie joyeuse et bruyante de l’église au son des flûtes et des violons rustiques, les gens de la noce entourèrent ma voiture comme pour m’inviter à prendre part à leur joie. « Bientôt ce sera mon tour ! » m’écriai-je. Et cette pensée ranima toute ma gaieté.

Je m’arrêtai quelques jours à Marseille, où mes parents et mes amis me reçurent avec fête. Je ne pus presque point m’arracher à cette élégante hospitalité. Il en coûte, en effet, de quitter les rives de France, quand on laisse derrière soi toute une vie d’affection et d’aimables souvenirs. Outre les chaînes qui m’arrêtaient à ces rivages, la mer elle-même semblait ne point vouloir me livrer passage; elle soulevait des montagnes pour me barrer le chemin; mais ces mon­tagnes s’abaissèrent devant la vapeur qui me transporta à Naples. Je pus jouir bientôt du spectacle de l’immensité qui se déployait sur ma tête; mais ce qui me frappait plus que le ciel et la mer, c’était l’homme, faible créature qui brave les dangers et maîtrise !es éléments. Mon orgueil, en ce moment, s’élevait plus haut que les vagues de la mer, et formait de nouvelles mon­tagnes plus tenaces et moins flexibles que les flots qui nous battaient.

Le navire, avant d’arriver à Naples, fit une balte à Civita-Vecchia. Au moment d’entrer au port, le canon du fort tonnait avec force. Je m’informai avec une maligne curiosité du motif de ce bruit de guerre sur les terres pacifiques du pape. On me répondit : « C’est la fête de la Conception de Marie. » Je haussai les épaules sans vouloir débarquer.

Le lendemain, à la lumière d’un soleil magnifique qui étincelait sur la fumée du Vésuve, nous abordâmes à Naples. Jamais aucune scène de la nature ne m’avait plus virement ébloui; je contemplais alors avec avidité les brillantes images que !es artistes et les poètes m’avaient données du ciel.

Je passai un mois à Naples pour tout voir et tout écrire; j’écrivis surtout contre la religion et les prêtres qui, dans cet heureux pays, me semblaient tout à fait déplacés. Oh ! que de blasphèmes dans mon journal ! Si j’en parle ici, c’est pour faire connaître la noirceur de mon esprit. J’écrivis à Strasbourg que j ‘avais bu sur le Vésuve du lacryma christi à la santé de l’abbé Ratisbonne, et que de telles larmes me faisaient du bien à moi-même. Je n’ose transcrire les horribles jeux de mots que je me permis en cette circonstance. Ma fiancée me demanda si j’étais de l’avis de ceux qui disent : Voir Naples et mourir. Je lui répondis : Non; mais voir Naples et vivre; vivre pour la voir encore. Telles étaient mes dispositions.

Je n’avais aucune envie d’aller à Rome, bien que deux amis de ma famille, que je voyais souvent, m’y engageassent vivement : c’était M. Coulmann, protes­tant, ancien député de Strasbourg, et M. le baron de Rothschild, dont la famille à Naples me prodiguait toute espèce de prévenances et d’agréments. Je ne pus céder à leurs conseils… Ma fiancée désirait que j’allasse droit à Malte, et elle m’envoya un ordre de mon médecin qui me recommandait d’y passer l’hiver en me défendant positivement d’aller à Rome à cause des fièvres malignes qui, disait-il, y régnaient.

Il y avait là plus de motifs qu’il n’en fallait pour me détourner du voyage de Rome, si ce voyage s’était trouvé sur mon itinéraire. Je pensais y aller à mon retour, et je pris ma place à bord du Mongibello pour me rendre en Sicile. Un ami m’accompagna sur le bateau et me promit de revenir au moment du départ pour me dire adieu. Il vint, mais ne me trouva point au rendez-vous. Si jamais M. de Rèchecourt apprend le motif qui m’y a fait manquer, il s’expliquera mon impolitesse, et la pardonnera sans aucun doute.

M. Coulmann m’avait mis en rapport avec un aimable et digne homme qui devait faire comme moi le voyage de Malte; j’étais heureux de cette ren­contre, et je me disais : « Ah ! voilà l’ami que le ciel m’a envoyé ! »

Cependant, le bateau n’était pas encore parti le premier jour de l’an. Ce jour s’annonçait pour moi sous les plus tristes conditions. J’étais seul à Naples sans recevoir les vœux de personne, sans que j’eusse personne à serrer dans mes bras; je pensais ma famille, aux souhaits et aux fêtes qui entourent à pareille époque mon bon oncle; je versais des larmes, et la gaieté des Napolitains augmentait ma tristesse. Je sortis pour me distraire, en suivant machinalement le flot de la foule. J’arrivai sur la place du Palais et me trouvai, je ne sais comment, à la porte d’une église. J’y entre. On y disait la messe, je crois. Quoi qu’il en soit, je me tins là, debout, appuyé contre une colonne, et mon cœur semblait s’ouvrir et aspirer une atmosphère inconnue; je priais à ma manière sans m’occuper de ce qui se passait autour de moi; je priais pour ma fiancée, pour mon oncle, pour mon père défunt. Pour la bonne mère dont j’ai été privé si jeune, pour tous ceux qui m’étaient chers, et je demandais à Dieu quelques inspirations qui pussent me guider dans mes projets d’améliorer le sort des Juifs, pensée qui me poursuivait sans cesse.

Ma tristesse s’en était allée comme un noir nuage que le vent dissipe et chasse au loin; et tout mon intérieur, inondé d’un calme inexprimable, ressentait une consolation semblable à celle que j’aurais éprouvée si une voix m’avait dit : Ta prière est exaucée ! Oh ! oui, elle était exaucée au centuple et au-delà de toutes prévisions, puisque le dernier jour du même mois, je devais recevoir solennellement le baptême dans une église de Rome !

Mais comment suis-je allé à Rome ? Je ne puis le dire, je ne puis l’expliquer à moi-même. Je crois que je me suis trompé de chemin; car au lieu de me rendre au bureau des places de Palerme, vers lequel je me dirigeais, je suis arrivé au bureau des diligences de Rome. J’y suis entré et je pris ma place. Je fis dire à M. Vigne, l’ami qui devait m’accompa­gner à Malte, que je n’avais pu résister à faire une courte excursion à Rome, et que je serais positivement de retour à Naples pour en repartir le 20 janvier. J’eus tort de m’engager; car c’est Dieu qui dispose, et cette date du 20 janvier devait marquer autrement dans ma vie. Je quittai Naples le 5, et j’arrivai à Rome le 6, jour des Rois. Mon compagnon de voyage était un Anglais, nommé Marshall, dont la conversation originale m’amusa beaucoup en chemin.

Rome ne me fit point, au premier abord, l’impres­sion que j’espérais. J’avais d’ailleurs si peu de jours à donner à cette excursion improvisée, que je me hâtais de dévorer en quelque sorte toutes les ruines anciennes et modernes que la ville offre à l’avidité d’un touriste. Je les entassais pêle-mêle dans mon imagination et sur mon journal. Je visitais avec une monotone admiration les galeries, les cirques, les églises, les catacombes, les innombrables magnificences de Rome. J’étais accompagné le plus souvent de mon anglais et d’un valet de place : je ne sais à quelle religion ils appartenaient, car ni l’un ni !’autre ne se déclarèrent chrétiens dans les églises; et si je ne me trompe, je m’y conduisais avec plus de respect que les deux autres.

Le 8 janvier, au milieu de mes courses, j’entends une voix qui m’appelle dans la rue; c’était un ami d’enfance, Gustave de Bussières. J’étais heureux de cette rencontre, car mon isolement me pesait. Nous allâmes dîner chez le père de mon ami, et, dans cette douce société, j’éprouvai quelque chose de cette joie qu’on ressent sur une terre étrangère, en retrouvant les vivants souvenirs du pays natal.

Quand j’entrai dans le salon, M. Théodore de Bussières, le fils aîné de cette honorable famille, le quit­tait. Je ne connaissais point personnellement le baron Théodore, mais je savais qu’il était l’ami de mon frère, son homonyme : je savais qu’il avait abandonné le pro­testantisme pour se faire catholique; c’en était assez pour m’inspirer une profonde antipathie. Il me semblait qu’il éprouvait à mon égard le même sentiment. Cependant, comme M. Théodore de Bussières s’était fait connaître par ses voyages en Orient et en Sicile, qu’il a publiés, j’étais bien aise, avant d’entreprendre les mêmes courses, de lui demander quelques indications; et, soit par ce motif, soit par simple politesse, je lui exprimai mon intention de lui faire ma visite. Il me fit une réponse de bon goût, et ajouta qu’il venait de rece­voir des lettres de l’abbé Ratisbonne, et qu’il m’indiquerait la nouvelle adresse de mon frère. « Je la recevrai volontiers, lui dis-je, quoique je n’en use point. »

Nous en demeurâmes là et, en me séparant de lui, je murmurais en moi-même de la nécessité où je m’étais engagé de faire une visite inutile et de perdre un temps dont j’étais avare. Je continuai à courir dans Rome tout le long du jour, sauf deux heures que je passais le matin avec Gustave, et le repos que je prenais le soir au théâtre ou en soirée. Mes entretiens avec Gustave étaient animés; car, entre deux camarades de pension, les moindres souvenirs fournissent d’intarissables sujets de rire et de causeries. Mais il était zélé protestant et enthousiaste comme le sont les piétistes d’Alsace. Il me vantait la supériorité de sa secte sur toutes les autres sectes chrétiennes, et cherchait à me convertir, ce qui m’amusait beaucoup; car je croyais que !es catholiques seuls avaient la manie du prosélytisme. Je ripostais ordinairement par des plaisanteries; mais une fois, pour le consoler de ses vaines tentatives, je lui promis que si jamais l’envie me prenait de me convertir, je me ferais piétiste. Je lui en donnai l’assurance, et, à son tour, il me fit une promesse, celle de venir assister aux fêtes de mon mariage, au mois d’août. Ses instances pour me retenir à Rome furent inutiles. D’autres amis, MM. Edmond Humann et Alfred Lotzheck, s’étaient joints à lui pour me déterminer à passer le carnaval à Rome. Mais je ne pus m’y décider; je craignais de déplaire à ma fiancée, et M. Vigne m’attendait à Naples, d’où nous devions partir le 20 janvier.

Je mis donc à profit les dernières heures de mon séjour à Rome, pour achever mes courses. Je me rendis au Capitole et visitai l’église d’Aracoeli. L’aspect imposant de cette église, les chants solennels qui reten­tissaient dans sa vaste enceinte et les souvenirs historiques éveillés en moi par le sol même que je foulais aux pieds, toutes ces choses firent sur moi une impres­sion profonde. J’étais ému, pénétré, transporté, et mon valet de place, s’apercevant de mon trouble me dit, en me regardant froidement, que plus d’une fois il avait remarqué cette émotion dans les étrangers qui visitent l’Aracoeli.

En descendant du Capitole, mon cicérone me fit traverser le Ghetto (quartier des Juifs). Là, je ressentis une émotion toute différente, c’était de la pitié et de !’indignation. Quoi ! me disais-je à la vue de ce spec­tacle de misère, est-ce donc là cette charité de Rome qu’on proclame si haut ! je frissonnais d’horreur, et je me demandais si, pour avoir tué un seul homme il y a dix-huit siècles, un peuple tout enfler méritait un trai­tement si barbare et des préventions si intermi­nables !… Hélas ! je ne connaissais pas alors ce seul homme ! et j’ignorais le cri sanguinaire que ce peuple avait poussé… cri que je n’ose répéter ici et que je ne veux pas redire. J’aime mieux me rappeler cet autre cri exhalé sur la croix : – Pardonnez-leur, Ô mon Dieu! car ils ne savent ce qu’ils font !

Je rendis compte à ma famille de ce que j’avais vu et ressenti. Je me souviens d’avoir écrit que j’aimais mieux être parmi les opprimés que dans le camp des oppresseurs. Je retournai au Capitole, où l’on se don­nait beaucoup de mouvement à 1 ‘Aracoeli, pour une cérémonie du lendemain. Je m’enquis du but de tant de préparatifs. On me répondit qu’on disposait la cérémo­nie du baptême de deux Juifs, MM. Constantini, d’Ancône. Je ne saurais exprimer l’indignation qui me saisit à ces paroles; et quand mon guide me demanda si je voulais y assister : « Moi ! m’écriai-je, moi ! assis­ter à de pareilles infamies ! Non, non : je ne pourrais m’empêcher de me précipiter sur les baptisants et sur les baptisés ! »

Je dois dire, sans crainte d’exagérer, que jamais de ma vie je n’avais été plus aigri contre le christianisme que depuis la vue du Ghetto. Je ne tarissais point en moqueries et en blasphèmes. Cependant j’avais des visites de congé à faire et celle du baron de Bussières me revenait toujours à l’esprit, comme une malencontreuse obligation que je m’étais gratuitement imposée. Très heureusement je n’avais pas demandé son adresse, et cette circonstance me paraissait déterminante. J’étais enchanté d’avoir une excuse pour ne point effectuer ma promesse.

C’était le 15, et j’allai retenir ma place aux voitures de Naples; mon départ est arrêté pour le 17 à trois heures du matin. Il me restait deux jours, je les employai à de nouvelles courses. Mais en sortant d’un magasin de librairie où j’avais vu quelques ouvrages sur Constantinople, je rencontre, au Corso, un domestique de M. de Bussières père; il me salue et m’aborde. Je lui demande l’adresse de M. Théodore de Bussières; il me répond avec l’accent alsacien : Piazza Nicosia, n° 38.

Il me fallut donc, bon gré, mal gré, faire cette visite, et cependant, je résistai vingt fois encore. Enfin je me décide en traçant un p. p. c. sur ma carte. Je cherchais cette place Nicosia et, après bien des détours et circuits, j’arrive au n° 38. C’était précisément la porte à côté du bureau des diligences où j’avais pris ma place le même jour. J’avais fait bien du chemin pour arriver au point d’où j’étais parti; itinéraire de plus d’une existence humaine ! Mais du même point où je me retrouvais alors, j’allais repartir encore une fois pour faire un tout autre chemin !

Mon entrée chez M. de Bussières me causa de l’humeur; car le domestique, au lieu de prendre ma carte que je tenais en main, m’annonça et m’introduisit au salon. Je déguisai ma contrariété, tant bien que mal, sous les formes du sourire, et j’allai m’asseoir auprès de Mme la baronne de Bussières, qui se trou­vait entourée de ses deux petites filles, gracieuses et douces, comme les anges de Raphaël. La conversation, d’abord vague et légère, ne tarda point à se colo­rer de toute la passion avec laquelle je racontai mes impressions de Rome…

Je regardais le baron de Bussières comme un dévot, dans le sens malveillant qu’on donne à ce terme, et j’étais fort aise d’avoir l’occasion de le tympaniser à propos de l’état des Juifs romains. Cela me soulageait; mais ces griefs placèrent la conversation sur le terrain religieux. M. de Bussières me parla des grandeurs du catholicisme; je répondis par des ironies et des imputations que j’avais lues ou entendues si souvent; encore imposai-je un frein à ma verve impie, par respect pour Mme de Bussières et pour la foi des jeunes enfants qui jouaient à côté de nous. « Enfin, me dit M. de Bussières, puisque vous détestez la supersti­tion et que vous professez des doctrines si libérales, puisque vous êtes un esprit fort si éclairé, auriez-vous le courage de vous soumettre à une épreuve bien inno­cente ? – Quelle épreuve ? – Ce serait de porter sur vous un objet que je vais vous donner… Voici ! c’est une médaille de la Sainte Vierge. Cela vous paraît bien ridicule, n’est-ce pas ? Mais quant à moi, j’attache une grande valeur à cette médaille. »

La proposition, je l’avoue, m’étonna par sa puérile singularité Je ne m’attendais pas à cette chute. Mon premier mouvement était de rire en haussant les épaules; mais la pensée me vint que cette scène fournirait un délicieux chapitre à mes impressions de voyage, et je consentis à prendre la médaille comme une pièce de conviction que j’offrirais à ma fiancée. Aussitôt dit et aussitôt fait. On me passe la médaille au cou, non sans peine, car le nœud était trop court et le cordon ne passait pas. Enfin, à force de tirer, j’avais la médaille sur ma poitrine, et je m’écriais avec un éclat de rire : « Ah ! ah ! me voilà catholique, aposto­lique et romain ! » C’était le démon qui prophétisait par ma bouche. M. de Bussières triomphait naïvement de sa vic­toire, et voulut en remporter tous les avantages.

Maintenant, me dit-il, il faut compléter l’épreuve. Il s’agit de réciter matin et soir le Memorare, prière très courte et très efficace, que saint Bernard adressa à la Vierge Marie. – Qu’est-ce que votre Memorare ? m’écriai-je; laissons ces sottises! Car en ce moment je sentais toute mon animosité se renouveler en moi. Le nom de saint Bernard me rappelait mon frère qui avait écrit l’histoire de ce saint, ouvrage que je n’avais jamais voulu lire; et ce souvenir réveillait à son tour tous mes ressentiments contre le prosélytisme, et le jésuitisme, et ceux que j’appelais tartufes et apostats.

Je priai donc M. de Bussières d’en rester là; et, tout en me moquant de lui, je regrettais de n’avoir pas moi-même une prière hébraïque à lui offrir pour que la partie fût égale : mais je n’en avais point et n’en connaissais point.

Cependant mon interlocuteur insista : il me dit qu’en refusant de réciter cette courte prière je rendais l’épreuve nulle, et que je prouvais par cela même la réalité de l’obstination volontaire qu’on reproche aux Juifs. Je ne voulus point attacher trop d’importance à la chose, et je dis : « Soit !je vous promets de réciter cette prière; si elle ne me fait pas de bien, du moins ne me fera-t-elle pas de mal ! » Et M. de Bussières alla la cher­cher en m’invitant à la copier. J’y consentis, à la condi­tion, lui répondis-je, « que je vous remettrai ma copie et garderai votre original ». Ma pensée était d’enrichir mes notes de cette nouvelle pièce justificative.

Nous étions donc parfaitement satisfaits l’un et l’autre; notre causerie, en définitive, m’avait paru bizarre, et elle m’amusa. Nous nous séparâmes, et j’allai passer la soirée au spectacle, où j’oubliai et la médaille et le Memorare. Mais en rentrant chez moi, je trouvai un billet de M. de Bussières, qui était venu rendre ma visite, et m’invitait à le revoir avant mon départ. J’avais à lui restituer son Memorare, et devant partir le lendemain, je fis mes malles et mes prépara­tifs; puis je me mis à copier la prière, qui était conçue en ces propres termes :

« Souvenez-vous, Ô très pieuse Vierge Marie, qu’on n’a jamais ouï dire qu’aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection, imploré votre secours et demandé votre suffrage, ait été abandonné. Plein d’une pareille confiance, je viens, Ô vierge des Vierges, me jeter entre vos bras, et, gémissant sous le poids de mes péchés, je me prosterne à vos pieds. Ô Mère du Verbe, ne dédaignez pas mes prières, mais écoutez-les favorablement et daignez les exaucer. »

J’avais copié machinalement ces paroles de saint Bernard, sans presque aucune attention. J’étais fati­gué; l’heure était avancée, et j’avais besoin de prendre du repos.

Le lendemain, 1er janvier, je fis signer mon passeport et achevai les dispositions du départ; mais, chemin fai­sant, je redisais sans cesse les paroles du Memorare. Comment donc, ô mon Dieu! ces paroles s’étaient-elles si vivement, si intimement emparées de mon esprit ? Je ne pouvais m’en défendre; elles me revenaient sans cesse : je les répétais continuellement, comme ces airs de musique qui vous poursuivent et vous impatientent, et qu’on fredonne malgré soi, quelque effort qu’on fasse.

Vers onze heures, je me rendis chez M. de Bussières pour lui rapporter son inextricable prière. Je lui parlai de mon voyage d’Orient, et il me fournit d’excellents renseignements.

« Mais, s’écria-t-il tout à coup, il est étrange que vous quittiez Rome dans un moment où tout le monde vient assister aux pompes de Saint-Pierre ! Peut-être ne reviendrez-vous jamais, et vous regretterez d’avoir manqué une occasion que tant d’autres viennent cher­cher avec une si avide curiosité. » Je lui répondis que j’avais pris et payé ma place; que déjà j’en avais donné avis à ma famille; que des lettres m’attendaient à Palerme; qu’enfin il était trop tard pour changer mes dispositions, et que, décidément, je partirais.

Ce colloque fut interrompu par l’arrivée du fac­teur, qui apportait à M. de Bussières une lettre de l’abbé Ratisbonne. Il m’en donna connaissance; je la lus mais sans aucun intérêt, car il n’était question dans cette lettre que d’un ouvrage religieux que M. de Bussières faisait imprimer à Paris. Mon frère ignorait d’ailleurs que je fusse à Rome. Cet épisode inattendu devait abréger ma visite, car je fuyais même le souve­nir de mon frère.

Cependant, par une influence incompréhensible, je me décidai à prolonger mon séjour à Rome. J’accor­dais aux instances d’un homme que je connaissais à peine ce que j’avais obstinément refusé à mes amis et à mes camarades les plus intimes.

Quelle était donc, ô mon Dieu ! cette impulsion irrésistible qui me faisait faire ce que je ne voulais pas ? N’était-ce pas la même qui, de Strasbourg, me poussait en Italie, malgré les invitations de Valence et de Paris? La même qui, de Naples, me poussait à Rome, malgré ma détermination d’aller en Sicile ? La même qui, à Rome, à l’heure de mon départ, me força de faire la visi­te qui me répugnait, tandis que je ne trouvais plus le temps de faire aucune de celles que j’aimais? Ô conduite providentielle ! Il y a donc une mystérieuse influence qui accompagne l’homme sur la route de vie? J’avais reçu à ma naissance le nom de Tobie avec celui d’Alphonse J’oubliai mon premier nom; mais l’ange invisible ne l’oublia point. C’était là le véritable ami que le ciel m’avait envoyé; mais je ne le connaissais pas. Hélas ! il y a tant de Tobies dans le monde qui ne connaissent point ce guide céleste et qui résistent à sa voix !

Mon intention n’était pas de passer le carnaval à Rome; mais je voulais voir le pape; et M. de Bussières m’avait assuré que je le verrais au premier jour à Saint-Pierre. Nous allâmes faire quelques courses ensemble. Nos conversations avaient pour objet tout ce qui frappait nos regards : tantôt un monument, tan­tôt un tableau, tantôt les mœurs du pays, et à ces divers sujets se mêlèrent toujours les questions religieuses. M. de Bussières les amenait si naïvement, y insistait avec une ardeur si vive, que plus d’une fois dans le secret de ma pensée, je me disais que si quelque chose pouvait éloigner un homme de la religion, c’était l’insistance même qu’on mettait à le convertir. Ma gaieté naturelle me portait à rire des choses les plus graves, et aux étincelles de mes plaisanteries se joi­gnait le feu infernal des blasphèmes auxquels je n’ose plus penser aujourd’hui, tellement j’en suis effrayé.

Et cependant M. de Bussières, tout en m’exprimant sa douleur, demeurait calme et indulgent. Il me dit même une fois : « Malgré vos emportements, j’ai la conviction qu’un jour vous serez chrétien, car il y a en vous un fonds de droiture qui me rassure et me persua­de que vous serez éclairé, dût pour cela le Seigneur vous envoyer un ange du ciel. – « A la bonne heure, lui répondis-je, car autre­ment la chose serait difficile. »

En passant devant la Scala Santa, M. de Bussières se prit d’enthousiasme. Il se leva dans sa voiture, et se découvrant la tête, il s’écria avec feu : « Salut, Saint Escalier ! voici un pécheur qui vous montera un jour à genoux ! »

Exprimer ce que produisit sur moi ce mouvement inattendu, cet honneur extraordinaire rendu à un esca­lier, serait chose impossible. J’en riais comme d’une action tout à fait insensée; et quand plus tard nous traversâmes la délicieuse villa Wolkonski, dont les jar­dins éternellement fleuris sont entrecoupés par les aqueducs de Néron, j’élevai la voix à mon tour, et je m’écriai en parodiant la première exclamation : « Salut, vraies merveilles de Dieu ! c’est devant vous qu’il faut se prosterner, et non pas devant un escalier ! »

Ces promenades en voiture se renouvelèrent les deux jours suivants, et durèrent une ou deux heures. Le mercredi 19, je vis encore M. de Bussières, mais il semblait triste et abattu. Je me retirai, par discrétion, sans lui demander la cause de son chagrin. Je ne l’appris que le lendemain à midi, dans l’église Saint-André-des-Frères.

Je devais partir le 22, car j’avais de nouveau rete­nu ma place pour Naples. Les préoccupations de M. de Bussières avaient diminué son ardeur prosélytique, et je pensais qu’il avait oublié sa médaille mira­culeuse, tandis que, moi, je murmurais toujours avec une inconcevable impatience l’invocation perpétuelle de saint Bernard.

Cependant, au milieu de la nuit du 19 au 20, je me réveillai en sursaut : je voyais fixe devant moi une grande croix noire d’une forme particulière et sans Christ. Je fis des efforts pour chasser cette image, mais je ne pouvais l’éviter, et je la retrouvais toujours devant moi, de quelque côté que je me tournasse. Je ne pourrais dire combien de temps dura cette lutte. Je me rendormis; et le lendemain, à mon réveil, je n’y pensai plus.

J’avais à écrire plusieurs lettres, et je me rappelle que l’une d’elles, adressée à la jeune sœur de ma fiancée, se terminait par ces mots : que Dieu vous garde !… Depuis, j’ai reçu une lettre de ma fiancée, sous la même date du 20 janvier, et, par une singulière coïncidence, cette lettre finissait par les mêmes mots : que Dieu vous garde !… Ce jour-là était, en effet, sous la garde de Dieu.

Toutefois, si quelqu’un m’avait dit dans la matinée de ce jour : « Tu t’es levé juif et tu te coucheras chrétien » si quelqu’un m’avait dit cela, je l’aurais regardé comme le plus fou des hommes.

Le jeudi 20 janvier, après avoir déjeuné à l’hôtel et porté moi-même mes lettres à la poste, j’allai chez. mon ami Gustave, le piétiste, qui était revenu de la chasse, excursion qui l’avait éloigné pendant quelques jours. Il était fort étonné de me retrouver à Rome. Je lui en expliquai le motif : c’était l’envie de voir le pape. « Mais je partirai sans le voir, lui dis-je; car il n’a pas assisté aux cérémonies de la Chaire de saint Pierre, où l’on m’avait fait espérer qu’il se trouverait. »

Gustave me consola ironiquement en me parlant d’une autre cérémonie tout à fait curieuse, qui devait avoir lieu, je crois, à Sainte-Marie-Majeure. Il s’agis­sait de la bénédiction des animaux. Et sur cela, assauts de calembours et de quolibets tels qu’on peut se les figurer entre un juif et un protestant.

Nous nous séparâmes vers onze heures, après nous être donné rendez-vous au lendemain : car nous devions aller examiner ensemble un tableau qu’avait fait notre compatriote, le baron de Lotzbeck. Je me rendis dans un café, sur la place d’Espagne, pour y parcourir les jour­naux, et je m’y trouvais à peine, quand M. Edmond Humann, le fils du ministre des finances, vint se placer à côté de moi, et nous causâmes très joyeusement sur Paris, les arts et la politique. Bientôt un autre m’aborde, c’était un protestant, M. Alfred de Lotzbeck, avec lequel j’eus une conversation plus futile encore. Nous parlâmes de chasse, de plaisirs, des réjouissances du carna­val, de la soirée brillante qu’avait donnée, la veille, le duc de Torlonia. Les fêtes de mon mariage ne pouvaient être oubliées, j’y invitai M. de Lotzbeck, qui me promit positivement d’y assister.

Si en ce moment (car il était midi), un troisième interlocuteur s’était approché de moi, et m’avait dit : « Alphonse, dans un quart d’heure tu adoreras Jésus-Christ, ton Dieu et ton Sauveur, et tu seras prosterné dans une pauvre église, et tu te frapperas la poitrine aux pieds d’un prêtre, dans un couvent de Jésuites où tu passeras le carnaval pour te préparer au baptême, prêt à t’immoler pour la foi catholique; et tu renonceras au monde, à ses pompes, à ses plaisirs, à ta fortune, à tes espérances, à ton avenir; et, s’il le faut, tu renonceras encore à ta fiancée, à l’affection de ta famille, à l’estime de tes amis, à l’attachement des Juifs et tu n’aspireras plus qu’à suivra Jésus-Christ et à porter sa croix jusqu’à la mort !… » Je dis que si quelque prophète m’avait fait une semblable prédiction, je n’aurais jugé qu’un seul homme plus insensé que lui : c’eût été l’homme qui aurait cru à la possibilité d’une telle folie!

Et cependant, c’est cette folie qui fait aujourd’hui ma sagesse et mon bonheur.

En sortant du café, je rencontre la voiture de M. Théodore de Bussières. Elle s’arrête, et je suis invité à y monter pour une partie de promenade. Le temps était magnifique, et j’acceptai avec plaisir. Mais M. de Bussières me demanda la permission de s’arrêter quelques minutes à l’église Saint-André-des-Frères, qui se trouvait presque à côté de nous, pour une commission qu’il avait à remplir; il me proposa de l’attendre dans la voiture; je préférai sortir pour voir cette église. On y fai­sait des préparatifs funéraires, et je m’informai du nom du défunt qui devait y recevoir les derniers honneurs. M. de Bussières me répondit : « C’est un de mes amis, le comte de Laferronays; sa mort subite, ajouta-t-il, est la cause de cette tristesse que vous avez dû remarquer en moi depuis deux jours. »

Je ne connaissais pas M. de Laferronays; je ne l’avais jamais vu, et je n’éprouvais d’autre impression que celle d’une peine assez vague que l’on ressent toujours à la nouvelle d’une mort subite. M. de Bussières me quitta pour aller retenir une tribune des­tinée à la famille du défunt. « Ne vous impatientez pas, me dit-il, en montant au cloître, ce sera l’affaire de deux minutes… »

L’église de Saint-André est petite, pauvre et déser­te; je crois y avoir été à peu près seul; aucun objet d’art n’y attirait mon attention. Je promenai machinalement mes regards autour de moi, sans m’arrêter à aucune pensée; je me souviens seulement d’un chien noir qui sautait et bondissait devant mes pas… Bientôt ce chien disparut, l’église tout entière disparut, je ne vis plus rien… ou plutôt, ô mon Dieu ! je vis une seule chose !

Comment serait-il possible d’en parler? Oh ! non, la parole humaine ne doit point essayer d’exprimer ce qui est inexprimable; toute description, quelque sublime qu’elle puisse être, ne serait qu’une profanation de l’ineffable vérité. J’étais là, prosterné, baigné dans mes larmes, le cœur hors de moi-même, quand M. de Bussières me rappela à la vie.

Je ne pouvais répondre à ses questions précipitées; mais enfin je saisis la médaille que j’avais laissée sur ma poitrine; je baisai avec effusion l’image de la Vierge rayonnante de grâce… Oh ! c’était bien elle !

Je ne savais où j’étais; je ne savais si j’étais Alphonse ou un autre; j’éprouvais un si total change­ment, que je me croyais un autre moi-même… Je cher­chais à me retrouver et je ne me retrouvais pas… La joie la plus ardente éclata au fond de mon âme; je ne pus parler; je ne voulus rien révéler; je sentais en moi quelque chose de solennel et de sacré qui me fit deman­der un prêtre… On m’y conduisit, et ce n’est qu’après en avoir reçu l’ordre positif, que je parlai selon qu’il m’était possible, à genoux et le cœur tremblant.

Mes premiers mots furent des paroles de reconnais­sance pour M. de Laferronays et pour l’Archiconfrérie de Notre-Dame-des-Victoires. Je savais d’une manière certaine que M. de Laferronays avait prié pour mois; mais je ne saurais dire comment je l’ai su, pas plus que je ne pourrais rendre compte des vérités dont j’avais acquis la foi et la connaissance. Tout ce que je puis dire, c’est qu’au moment du geste, le bandeau tomba de mes yeux; non pas un seul bandeau, mais toute la multitude de bandeaux qui m’avaient enveloppé disparurent successivement et rapidement, comme la neige et la boue et la glace sous l’action d’un brûlant soleil.

Je sortais d’un tombeau, d’un abîme de ténèbres, et j’étais vivant, parfaitement vivant… Mais je pleurais ! je voyais au fond de l’abîme les misères extrêmes d’où j’avais été tiré par une miséricorde infinie; je frissonnais à la vue de toutes mes iniquités, et j’étais stupéfait, attendri, écrasé d’admiration et de reconnaissance… Je pensais à mon frère avec une indicible joie; mais à mes larmes d’amour se mêlèrent des larmes de pitié. Hélas ! tant d’hommes descendent tranquillement dans cet abîme les yeux fermés par !’orgueil ou l’insouciance ! ils y descen­dent, ils s’engloutissent tout vivants dans les hor­ribles ténèbres !… Et ma famille, ma fiancée, mes pauvres sœurs ! Oh ! déchirante anxiété ! C’est à vous que je pensais, ô vous que j’aime ! c’est à vous que je donnais mes premières prières !… Ne lèverez-vous pas les yeux vers le Sauveur du monde, dont le sang a effacé le péché originel ? Oh ! que l’empreinte de cette souillure est hideuse ! Elle rend complètement méconnaissable la créature faite à 1′ image de Dieu.

On me demande comment j’ai appris ces vérités, puisqu’il est avéré que jamais je n’ouvris un livre de religion, jamais je ne lus une page de la Bible, et que le dogme du péché originel, totalement oublié ou nié par les Juifs de nos jours, n’avait jamais occupé un instant ma pensée; je doute même d’en avoir connu le nom. Comment donc suis-je arrivé à cette connaissance ? Je ne saurais le dire. Tout ce que je sais, c’est qu’en entrant à l’église, j’ignorais tout; qu’en sortant, je voyais clair. Je ne puis expliquer ce changement que par la comparaison d’un homme qu’on réveillerait subitement d’un profond sommeil, ou bien par l’analo­gie d’un aveugle-né qui tout à coup verrait le jour : il voit, mais il ne peut définir la lumière qui l’éclaire et au sein de laquelle il contemple les objets de son admi­ration. Si on ne peut expliquer la lumière physique, comment pourrait-on expliquer la lumière qui, au fond, n’est que la vérité elle-même ? Je crois rester dans le vrai en disant que je n’avais nulle science de la lettre, mais que j’entrevoyais le sens et l’esprit des dogmes. Je sentais ces choses plus que je ne les voyais, et je les sentais par les effets inexprimables qu’elles produisirent en moi. Tout se passait au-dedans de moi, et ces impressions mille fois plus rapides que la pen­sée, mille fois plus profondes que la réflexion, n’avaient pas seulement ému mon âme, mais elles l’avaient comme retournée et dirigée dans un autre sens, vers un autre but et dans une nouvelle vie.

Je m’explique mal; mais voulez-vous, Monsieur, que je renferme dans des mots étroits et secs des senti­ments que le cœur même peut à peine contenir ?

Quoi qu’il en soit de ce langage inexact et incom­plet, le fait positif est que je me trouvais en quelque sorte comme un être nu, comme une table rase… Le monde n’était plus rien pour moi : les préventions contre le christianisme n’existaient plus; les préjugés de mon enfance n’avaient plus la moindre trace; l’amour de mon Dieu avait tellement pris la place de tout autre amour, que ma fiancée elle-même m’apparaissait sous un nouveau point de vue. Je l’aimais comme on aimerait un objet que Dieu tient entre ses mains comme un don précieux qui fait aimer encore davantage le donateur.

Je répète que je conjurai mon confesseur, le R P. de Villefort, et M. de Bussières, de garder un secret invio­lable sur ce qui m’était arrivé. Je voulus m’ensevelir au couvent des Trappistes pour ne plus m’occuper que des choses éternelles; et aussi, je l’avoue, je pensais que dans ma famille et parmi mes amis on me croirait fou, qu’on me tournerait en ridicule, et qu’ainsi mieux vaudrait échapper entièrement au monde, à ses propos et à ses jugements.

Cependant les supérieurs ecclésiastiques me montrèrent que le ridicule, les injures, les faux jugements, faisaient partie du calice d’un vrai chrétien; ils m’engagèrent à boire ce calice et m’avertirent que Jésus-Christ avait annoncé à ses disciples des souffrances, des tourments et des supplices. Ces graves paroles, loin de me décourager, enflammèrent ma joie intérieure; je me sen­tais prêt à tout, et je sollicitais vivement le baptême. On voulut le retarder : « Mais, quoi! m’écriai-je, les Juifs qui entendirent la prédication des Apôtres furent immédiatement baptisés, et vous voulez m’ajourner, après que j’aie entendu la reine des apôtres ! » Mes émotions, mes désirs véhéments, mes supplications touchèrent les hommes charitables qui m’avaient recueilli, et l’on me fit la promesse, à jamais bienheureuse, du baptême !

Je ne pouvais presque pas attendre le jour fixé pour la réalisation de cette promesse tellement je me voyais difforme devant Dieu ! Et cependant que de bonté, que de charité ne m’a-t-on pas témoigné pen­dant les jours de ma préparation? J’étais entré au cou­vent des Pères Jésuites pour vivre dans la retraite, sous la direction du R P. de Villefort, qui nourrissait mon âme de tout ce que la parole divine a de plus suave et de plus onctueux. Cet homme de Dieu n’est pas un homme : c’est un cœur, c’est une personnification de la céleste charité ! Mais à peine avais-je les yeux ouverts que je découvris autour de moi bien d’autres hommes de ce même genre, dont le monde ne se doute pas. Mon Dieu, que de bonté, que de délica­tesse et de grâce dans le cœur de ces vrais chrétiens ! Tous les soirs, pendant ma retraite, le vénérable supérieur général des jésuites venait lui-même jusqu’à moi, et versait dans mon âme un baume du ciel. Il me disait quelques mots et ces mots semblaient s’ouvrir et grandir en moi à mesure que je les écoutais, et ils me remplissaient de joie, de lumière et de vie.

Ce prêtre, si humble et à la fois si puissant, aurait pu ne point me parler, car sa seule vue produisait en moi l’effet de la parole; son souvenir aujourd’hui encore suffit pour me rappeler la présence de Dieu et allumer la plus vive reconnaissance. Je n’ai point de termes pour exprimer cette reconnaissance; il me fau­drait un cœur bien autrement vaste, et cent bouches pour dire quel amour je ressens pour ces hommes de Dieu, pour M. Théodore de Bussières, qui a été l’ange de Marie, pour la famille de Laferronays, à laquelle je porte une vénération et un attachement au-dessus de toute expression !

Le 31 janvier arriva enfin, et ce ne sont plus quelques âmes, mais toute une multitude d’âmes pieuses et charitables qui m’enveloppèrent en quelque sorte de tendresse et de sympathie ! Combien je vou­drais les connaître et les remercier ! Puissent-elles tou­jours prier pour moi, comme je prie pour elles !

Ô Rome ! quelle grâce j’ai trouvée dans ton sein ! La mère de mon Sauveur avait tout disposé d’avan­ce, car elle avait fait venir là un prêtre français pour me parler ma langue maternelle au moment solennel du baptême; c’est M. Dupanloup, dont le souvenir se rat­tachera toute ma vie aux émotions les plus vives que j’ai éprouvées. Heureux ceux qui l’ont entendu ! Car les échos de cette puissante parole, qu’on a répétée plus tard, ne rendront jamais l’effet de la parole elle-même. Oh ! oui, je sentais qu’elle était inspirée par celle-là même qui faisait l’objet du discours.

Je ne rapporterai point les choses qui regardent mon baptême, ma confirmation et ma première com­munion, grâces ineffables que j’ai toutes reçues en ce même jour des mains de S. E. Le cardinal Patrizzi, vicaire de Sa Sainteté.

J’aurais trop à vous dire si je m’abandonnais à vous rendre mes impressions, si je redisais ce que j’ai vu, entendu et ressenti, si je rappelais surtout la chari­té qui m’a été prodiguée. Je nommerai seulement ici l’Éminentissime cardinal Mezzofanti… Le Seigneur a doté cet illustre personnage du don des langues, comme une récompense accordée à un cœur qui se fait tout à nous.

Une dernière consolation m’était réservée.

Vous vous rappelez quel était mon désir de voir le Saint-Père, désir ou plutôt curiosité qui m’avait retenu à Rome. Mais j’étais loin de me douter dans quelles circonstances ce désir se réaliserait. C’est en qualité d’enfant nouveau-né de l’Église que je fus présenté au Père de tous les fidèles. Il me semble que dès mon baptême j’éprouvai pour le souverain pontife les sentiments de respect et d’amour d’un fils. J’étais donc bien heureux quand on annonça que je serais conduit à cette audience sous les ailes du R. P. général des Jésuites; mais pourtant je tremblais, car je n’avais jamais paru devant les grands du monde, et ces grands me paraissaient alors bien petits en comparaison de cette vraie grandeur. J’avoue que toutes les majestés du monde me semblaient concentrées sur celui qui possède ici-bas la puissance de Dieu, sur le pontife qui, par une succession non interrompue, remonte à saint Pierre et au grand-prêtre, Aaron, le successeur de Jésus-Christ lui-même, dont il occupe la chaire inébranlable !

Je n’oublierai jamais la crainte et les battements de cœur qui m’oppressaient en entrant au Vatican, en tra­versant tant de vastes cours, tant de salles imposantes qui conduisent au sanctuaire du Pontife. Mais toutes ces anxiétés tombèrent et firent place à la surprise et à l’étonnement, quand je le vis lui-même si simple, si humble et si paternel ! Ce n’était point un monarque, mais un père dont la bonté extrême me traitait comme un enfant bien-aimé.

Mon Dieu ! en sera-t-il ainsi au dernier jour, quand il faudra paraître devant vous pour rendre compte des grâces reçues ? On tremble à la pensée des grandeurs de Dieu, et l’on redoute sa justice; mais à la vue de sa miséricorde, la confiance renaîtra sans doute, et avec la confiance, un amour et une reconnaissance sans bornes.

Reconnaissance ! telle sera désormais ma loi et ma vie ! Je ne puis l’exprimer en paroles, mais je tâcherai de l’exprimer par mes actes.

Les lettres de ma famille me rendent toute ma liberté; cette liberté, je la consacre à Dieu, et je la lui offre dès à présent, avec ma vie entière, pour servir l’église et mes frères, sous la protection de Marie !

DÉCRET constatant la conversion miraculeuse de MARIE-ALPHONSE RATISBONNE

Au nom de Dieu. Ainsi soit-il.

L’an de Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ mil huit cent quarante-deux, de l’indiction romaine le quinzième, la douzième année du pontificat de N. S. P. le pape Grégoire XVI, le troisième jour de juin.

En présence de l’éminentissime et révérendissime seigneur Constantin, cardinal Patrizzi, vicaire général de N. S. P. le pape, dans la ville de Rome, juge ordinai­re de la cour romaine et de son ressort, a comparu le révérendissime François Anivitti, promoteur fiscal près le tribunal du vicariat, spécialement délégué par l’éminentissime et révérendissime cardinal vicaire, à l’effet de rechercher et d’examiner les témoins relativement à la vérité et à l’authenticité de la merveilleuse conversion du judaïsme à la religion catholique, qu’a obtenue par l’intercession de la bienheureuse Vierge Marie, Alphonse-Marie Ratisbonne, de Strasbourg, âgé de vingt-huit ans, alors à Rome, lequel promoteur déclare s’être appliqué à satisfaire, avec toute la solli­citude et le zèle dont il est capable, au devoir dont il a été chargé, et qu’il a accepté avec empressement; il dit avoir soumis à un examen formel des témoins, au nombre de neuf, qui tous, juridiquement interpellés, ont montré, dans leur récit plein de sincérité, une una­nimité merveilleuse en tout ce qui se rapporte, soit à la substance du fait, soit aux résultats de cet admirable événement. C’est pourquoi il assure qu’il s’est convaincu qu’il ne reste rien à désirer pour reconnaître ici le caractère d’un véritable miracle. Toutefois il remet la décision complète de l’affaire à son éminence révérendissime, qui, après avoir vu et examiné les actes, les interrogatoires et documents, daignera inter­venir, par un décret définitif, selon qu’elle le jugera expédient dans le Seigneur.

En conséquence, après avoir entendu le rapport, et pris connaissance du procès; vu les interrogatoires des témoins, leurs réponses et renseignements; les ayant considérés avec attention et maturité; après avoir recueilli les avis des théologiens et d’autres person­nages pieux, suivant la forme indiquée par le concile de Trente (session 25, de l’invocation et de la vénération des saints, de leurs reliques et des saintes images), l’éminentissime et révérendissime cardinal vicaire de la ville a dit, prononcé et définitivement déclaré qu’il constate pleinement du vrai et insigne miracle opéré par le Dieu très bon et très grand, par l’intercession de la bienheureuse Vierge Marie, dans la conversion ins­tantanée et parfaite d’Alphonse-Marie Ratisbonne du judaïsme Et, parce qu’il est honorable de révéler et de confesser les œuvres de Dieu (Tobie, 12, 7), son Émi­nence daigne permettre qu’à la plus grande gloire de Dieu, et pour accroître la dévotion des fidèles envers la bienheureuse Vierge Marie, la relation de ce miracle insigne puisse être imprimée et publiée, et qu’elle ait autorité.

Donné au palais de son éminentissime et révéren­dissime cardinal vicaire de la ville, et juge ordinaire, les jours, mois et an que dessus.

Conforme à l’original.

C., Carclin, vicaire.

Cam. Diamilla, notaire député; Joseph, chancelier; Tarnassi, secrétaire.

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