Cinquième Parole du Christ sur la croix

LA CINQUIÈME PAROLE durant les trois heures avant la mort

J’ai soif.

Notre Seigneur continue à révéler son propre état puisqu’il est, en somme, la clef de toute l’humanité. Si nous comprenons quelque chose de ce qui le concerne, nous nous comprendrons nous-mêmes en même temps beaucoup mieux.

II nous a montré qu’il pouvait être réellement privé de toute consolation spirituelle et ce que valait cette privation et maintenant il nous montre la valeur de la privation corporelle.

Et le Paradoxe offert à notre examen est que la Source de tout peut tout perdre, que le Créateur a besoin de sa création, que Celui qui nous offre l’eau jaillissant jusqu’à la Vie éternelle peut manquer de l’eau de la vie humaine, l’élément le plus simple de tous. Dans sa déréliction divine il continue encore d’être humain.

I. — Il est très en usage, à propos de cette Parole, de méditer sur la soif du Christ pour les âmes, et c’est là, bien entendu, une pensée légitime, puisqu’il est vrai que son être tout entier, et non seulement une partie de son être, soupirait et haletait sur la Croix vers chaque objet do son désir. Certainement il a désiré les âmes. Quand ne les désire-t-il pas ?

Mais il est facile de perdre la mesure du vrai si nous spiritualisons toute chose et négligeons, comme indigne de considération, la souffrance corporelle du Sauveur. Car cette soif du Crucifié est la somme finale de toutes les douleurs de la crucifixion : l’agonie physique, la fièvre qu’elle produisit, l’ardeur du soleil — toutes ces souffrances eurent pour point culminant la torture que le Christ traduisit par ce cri.

La souffrance corporelle, puisque Jésus non seulement daigna la souffrir mais en parla, fait donc partie de l’action divine aussi bien que la plus spirituelle des dérélictions : elle est, dans la vie, une réalité intense, une réalité vitale. Il est de mode, à présent, de nous poser en êtres supérieurs à cette réalité, comme si elle était trop grossière pour notre nature élevée ou n’était qu’une chose réellement malsaine.

La vérité est que nous en avons peur ainsi que de son aiguillon et cherchons, par conséquent, à l’éluder par tous les moyens en notre pouvoir. Nous affectons de sourire des anciennes pénitences des saints et des ascètes comme si nous nous étions élevés à un état supérieur de développement et n’avions plus besoin de secours aussi élémentaires pour la piété !

Que cette Parole donc nous ramène à nous-mêmes et aux justes proportions de la vérité. Nous sommes des corps aussi bien que des âmes ; nous sommes incomplets sans le corps. L’âme ne se suffit pas à elle-même, le corps a un rôle à jouer dans la Rédemption, aussi réel que l’âme qui l’habite et doit être sa maîtresse.

Nous attendons la rédemption de noire corps et la résurrection de la chair, nous méritons ou déméritons devant Dieu dans notre âme pour des actes accomplis dans notre corps.

Ainsi en fut-il chez Notre Seigneur de son infinie Compassion. Le Verbe s’est fait chair, a demeuré dans la chair, a élevé cette chair dans le Ciel. Bien plus, il a souffert dans la chair et a daigné nous le dire, et nous dire qu’il a trouvé cette souffrance intolérable.

Il. — Dans un livre bien connu, un poète catholique décrit avec une très grande puissance le développement du système nerveux des hommes de notre temps et met en garde les lecteurs contre une terreur scrupuleuse qui pourrait leur faire croire que ceux qui ne se flagellent plus avec des épines négligent ainsi un moyen de sanctification.

Il fait remarquer, avec beaucoup de justesse, que les hommes de nos jours endurent par contre, de façon beaucoup plus subtile que ceux du moyen âge, des souffrances qui n’en sont pas moins physiques ; et il nous met en garde contre la mortification intempestive.

Nous devons cependant nous préoccuper aussi de ne pas tomber dans l’extrême opposé et en venir à regarder la souffrance corporelle comme si elle était tout à fait trop élémentaire pour nos natures raffinées et comme ne devant pas avoir de place dans l’alchimie de l’esprit. Ceci serait à la fois dangereux et faux. Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas.

Car dès que nous traitons le corps et l’âme comme des compagnons mal assortis et cherchons à nous en occuper séparément, instantanément la porte s’ouvre toute grande, d’un côté aux anciennes horreurs gnostiques, au sensualisme, de l’autre, à la mutilation ou à l’oubli des saines exigences de l’humanité.

L’Église, d’autre part, insiste avec la plus grande clarté sur ce fait que le corps et l’âme font un seul homme aussi complètement que Dieu et l’homme font un seul Christ, et elle illustre et indique les étranges corrélations et effets mutuels de ces deux associés, par son insistance continue sur des choses telles que le jeûne et l’abstinence. Et les saints parlent avec la même clarté et la même insistance.

Il n’y a jamais eu une seule âme élevée par l’Église sur ses autels dont la vie n’ait connu, sous quelque forme que ce soit, l’austérité corporelle. II est certain que quelques-uns nous ont mis en garde contre l’excès, mais de quelle façon et contre quels excès ! « Soyez modérés, conseille saint Ignace, le plus raisonnable et le plus modéré de tous les saints, prenez garde de ne pas vous briser avec votre verge de fer, Dieu ne désire pas cela. »

La souffrance a donc une place réelle dans notre progrès. Qui, ayant souffert, pourrait jamais en douter ?

Examinons, par conséquent, d’après cette parole du Christ, si notre attitude vis-à-vis de la souffrance corporelle est telle que Dieu la veut. II y a deux erreurs que nous pouvons commettre. Ou nous pouvons trop peu la craindre — c’est-à-dire l’affronter avec le stoïcisme païen et non avec l’esprit chrétien — ou nous pouvons trop la craindre.

Ne méprisez pas le châtiment, d’un côté, ou ne défaillez pas devant lui, de l’autre. C’est évidemment le second avertissement qui est aujourd’hui le plus nécessaire. Car la souffrance eut une place réelle dans le programme de vie du Christ.

Il a jeûné pendant quarante jours au début de son ministère, et il a voulu chaque détail révoltant du Prétoire et du Calvaire jusqu’à la fin. Il nous a dit que Son Esprit voulait cela et, encore plus tendrement, que sa Chair était faible. Il a donc révélé qu’il a souffert réellement et qu’il l’a voulu ainsi… J’ai soif.

Robert Hugh BENSON Les Paradoxes Catholiques – les Sept Paroles 1913

Texte présenté par l’Association de la Médaille Miraculeuse