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sur un aspect de spiritualité : Christ, Vierge Marie, Église dans le monde…

MOIS DE SAINT JOSEPH – XXXe JOUR

MOIS DE SAINT JOSEPH – XXXe JOUR

Prééminence de saint Joseph sur les justes et les saints.

Saint Joseph patron de l’Église universelle église Saint Joseph Angers 49
Saint Joseph patron de l’Église universelle église Saint Joseph Angers 49

« On peut appliquer à saint Joseph ces paroles de saint Paul, dit saint Alphonse de Liguori : « Il a été autant au-dessus des anges qu’il a reçu un nom plus excellent que le leur : celui de père du Sauveur et d’époux «ai de la Vierge. »

Car plus un être se rapproche de son principe , d’après la doctrine de saint Thomas, plus il participe à l’effet de ce principe. Or nul n’a plus approché que saint Joseph du Christ, source de la grâce, et de la Vierge, canal universel de la grâce : donc nul après la Vierge n’a eu plus de part à la grâce du Christ Rédempteur.

« Il pouvait faire envie aux anges et défier le ciel tout ensemble, s’écrie saint François de Sales ; car qu’y a-t-il entre les anges de comparable à la Reine des anges, ou en Dieu de plus que Dieu ? » (S. François de Sales, Lettre à une veuve)

Aussi ce double titre de père du Sauveur et d’époux de la Vierge, qui, d’après saint Thomas, élève saint Joseph au-dessus de toute la hiérarchie des esprits bienheureux, lui fait en outre une place à part au milieu des justes de l’ancienne loi et des saints de la loi nouvelle.

I

Et d’abord, pour le comparer aux justes de l’ancienne loi, il réunit en sa seule personne tous les privilèges qui ont été séparément départis aux plus illustres d’entre eux, et il les possède à un degré plus éminent qu’aucun de ces hommes si favorisés de Dieu. En lui se continue la dignité des patriarches et des prophètes, en lui se termine la série des ancêtres du Christ, représentée par l’échelle mystique qui apparut à Jacob durant son sommeil.

Mais, plus heureux que les prophètes, saint Joseph a été le témoin et le coadjuteur de la rédemption qu’ils ont prédite, et, plus favorisé que les patriarches, il a vu naître, et il a appelé son fils, le Sauveur, dont ils avaient reçu la promesse, et qui devait être le fruit béni de leur postérité. Saint Joseph a été le père d’une race nouvelle, comme Abraham, puisqu’il a été le père de Celui qui venait apporter le salut du monde.

Il a été un homme selon le cœur de Dieu, comme David, et il a pénétré plus avant que le roi d’Israël dans le secret des conseils célestes : David n’a vu l’Homme-Dieu qu’à travers le voile des temps, saint Joseph l’a vu face à face.

II

La prééminence de saint Joseph sur les saints de la loi nouvelle, et même sur les plus illustres de tous, qui sont les apôtres, ne paraît pas moins évidente, lorsqu’on considère l’excellence du ministère et l’étendue des prérogatives de ce grand saint.

1° L’excellence de son ministère.

Les apôtres qui marchent en tête de l’Église sont les serviteurs du Christ, et les dispensateurs de ses mystères ; ils sont même, dans un certain sens mystique, appelés les pères du Christ, puisqu’ils l’engendrent dans le cœur des fidèles.

Mais saint Joseph n’est pas seulement le père de Notre-Seigneur en vertu de cette paternité spirituelle et allégorique; il l’est d’abord en vertu de son mariage, qui le rend {à l’époque] le maître et le supérieur de Marie, et, par conséquent, qui le rend participant et même possesseur de tous les biens accordés à cette créature privilégiée , sans en excepter le plus insigne de tous : son fils, Jésus-Christ.

Jésus-Christ appartient à saint Joseph, comme une gerbe qui s’est élevée dans son champ, et l’autorité de saint Joseph sur Marie s’étend jusqu’à l’Homme-Dieu, en tant que fils de cette bienheureuse Vierge.

Jésus-Christ appartient aussi à saint Joseph, en vertu des droits d’adoption, « Or, par l’adoption, dit saint Augustin, l’homme devient le fils de celui dont il n’est pas né, et dont les droits l’emportent désormais sur celui de son véritable père. Telle est la force du lien d’amour établi entre eux. A ce titre, saint Joseph fut donc le père de Notre-Seigneur; que dis-je, il le fut dans le sens le plus parfait. »

Saint Joseph n’a pas seulement le titre de père de Notre-Seigneur, il en a l’autorité, et il en exerce tous les droits. Il en a aussi l’affection, les soins, la sollicitude; et, par un juste retour, Jésus-Christ l’aime et l’honore comme son père. Tous ses travaux, toutes ses actions, il les accomplit auprès de Jésus. Il nourrit Jésus, il le réchauffe, il le garde, il lui enseigne l’état de charpentier.

Il vit toujours avec Jésus et ne vit que pour Jésus. Saint Jean-Baptiste et les apôtres ont, à la vérité, un ministère très-élevé, mais qui les place sous la dépendance du Christ. Saint Joseph, au contraire, par son ministère, est, en un certain sens, le supérieur du Christ, il lui impose son nom, il le conduit et le protège, comme chef de la sainte famille.

Le ministère des apôtres regarde directement l’ordre de la grâce ; celui de saint Joseph regarde directement l’ordre de l’union hypostatique, qui est plus parfait en son genre, dit Suarez. Les apôtres portent dans le monde entier le nom, la doctrine, la grâce du Christ. Joseph porte la personne même du Christ à Jérusalem et en Égypte, ces deux centres qui représentent le peuple de la promesse et la gentilité païenne, c’est-à-dire, tous les peuples de l’univers.

2° L’étendue de ses privilèges.

Aucun saint n’a jamais été revêtu de prérogatives semblables à celles que d’illustres docteurs s’accordent à reconnaître dans saint Joseph. « Dieu, dit saint Thomas, choisit et prépare ceux qu’il destine à remplir de grandes missions. »

Avec quel soin ne disposa-t-il pas de l’âme de ce Joseph, auquel il voulait confier la plus sublime de toutes! Il le prévint de grâces si éminentes que, selon l’opinion de plusieurs Pères de l’Église, il le sanctifia dès le sein de sa mère, lui accorda l’esprit de prophétie, et le confirma en grâce.

Mais en dehors de ces prérogatives spéciales, et dont on a pu contester l’existence, puisque l’Église n’en a rien affirmé, comment mettre en doute les grâces insignes dont saint Joseph a été comblé, en tant que père de Jésus-Christ et époux de Marie?

Aucun autre saint a-t- il reçu des faveurs aussi rares que celui qui, pendant trente ans, a joui de la présence, de la sagesse et des exemples de Notre-Seigneur; qui, pendant trente ans, a été uni à la plus parfaite des créatures ; qui a été le protecteur, le témoin de sa vie et l’imitateur de ses vertus?

Et comme rien ne surpasse l’amour d’une épouse pour son époux, celui d’un fils pour son père, aucune créature n’a possédé au même degré que saint Joseph l’amour de Jésus et de Marie, n’a pénétré plus avant dans les secrets de l’Homme-Dieu, et n’a imité plus parfaitement les vertus de sa bienheureuse Mère.

Aussi saint Joseph, marqué du sceau de cette mission privilégiée, ministre du Père éternel dans l’œuvre de la rédemption, son représentant et son image auprès de Jésus-Christ ; saint Joseph, époux de la plus pure des vierges, et correspondant à toutes ses grâces par une constante fidélité, a-t-il surpassé en mérites et en gloire les justes et les saints de tous les siècles.

« Bien loin que cette opinion soit téméraire, dit Suarez, je la crois selon la vérité et la piété » ; et l’on peut répéter, sur le père adoptif de Notre-Seigneur, la belle parole de saint Grégoire de Nazianze : « Dieu a réuni en saint Joseph, comme en un soleil, tout ce que les autres saints ont ensemble de splendeur. »

( Tiré de Francisco Suarez ( 1548-1617) et de Christophorus de Vega (1510-1573)

 

AU PIED DE LA CROIX

AU PIED DE LA CROIX

Marie est debout contre la croix comme pour l’étayer de son martyre.

au pied de la croix
au pied de la croix

Debout, là, cette Mère incomparable, autel vivant pour le sacrifice de son Fils : quelle vision ! Sans elle, combien plus faible et moins profond serait en nous le culte de la Vierge ! A part l’Ecce Homo, on se demande quel tableau pourrait fournir à l’amour une expression plus intime à la fois et plus éclatante.

L’amour rayonne ici dans l’âme douloureuse comme la blancheur du corps supplicié dans la nuit du Calvaire. Rembrandt a vu cela; toute sensibilité pieuse le comprend.

Mais comprenons aussi que, dans de telles extrémités de sentiment, tout doit être recueillement et silence. Ne troublons pas la Reine des Martyrs ; ne demandons rien à sa détresse que ce courage qui la tient debout, pleinement consentante, ne refusant pas sa poitrine au glaive, active par sa Compassion comme Jésus par sa Passion et sauvant avec lui le monde.

*

Il y a longtemps que son sacrifice est fait. Dès le début de sa mission maternelle, il lui a été demandé. La Passion devait s’engager aussitôt dans ce cœur, comme dans le corps et dans l’âme du divin Maître. Dieu a fait de Marie, en somme, le sacrificateur de son Fils. Que sont les bourreaux? De pauvres comparses, instruments insignifiants d’un plan éternel.

Angélico, avec son âme de saint, les voit enveloppés d’une surnaturelle atmosphère, animés de piété, pressant avec une religieuse tendresse les mains qu’ils doivent clouer, parce que ces mains, c’est le Christ qui les leur tend, c’est Marie qui les donne, et parce que l’amour est ici la seule chose qui compte, celle dont l’effet sort du temps et détermine l’éternel.

*

Toute la douleur du monde et tout l’amour du monde palpitent en ce moment dans la Mère du Verbe; elle est vraiment la Mère des douleurs et la Mère du pur amour; sa chair saigne sur cette croix; son cœur vibre au rythme ineffable issu de l’Amour vivant, son Époux éternel, et communiqué au Fils qui lui est en quelque sorte identique. « Venez et voyez s’il est une douleur pareille à ma douleur », mais aussi une pareille tendresse.

Ce n’est pas assez d’éprouver les affres; il faut en épuiser le sens. Marie y est préparée par tout ce qu’elle a « médité dans son cœur ». Contre cette poutre que l’amour dresse, elle rumine les considérants de l’entreprise rédemptrice, les pensées éternelles qui expliquent cette heure du temps, les lois sacrées qui exigent ce sacrifice et qui mesurent ce poids qu’à deux il faut porter.

*

Marie a enfanté Jésus à la vie de ce monde précisément pour l’enfanter aujourd’hui à la mort. « Presque morte avec lui », dit le Pape Benoît XV, elle nous le donne et se donne mille fois elle-même pour racheter l’insuffisance d’une simple créature. Elle se remémore les étapes et les explications que son Fils lui en a fournies.

Elle revit ces échappées successives qui le lui ont arraché en personne ou en ces grandioses propos qui étaient comme un glaive de séparation. C’étaient là, pour sa maternité charnelle, des anticipations de l’heure fatale, de l’heure insupportable à la chair. Mais l’esprit a le dessus; Marie donne son Fils; elle le donne et se soumet à ce pour quoi elle le donne.

Elle donne son Fils et prend nos péchés, comme Jésus les a pris lui-même. Ce sont nos péchés qui la crucifient, elle aussi. Le glaive de Siméon, c’est leur pointe. Dans les crevasses de la chair pantelante, plus sienne que la sienne même, elle les voit, pleins de virulence et d’horreur. Elle les voit, et elle nous aime. Elle les voit, et elle voit à côté, pour y penser uniquement, nos pauvres douleurs.

Jésus ne les a-t-il pas fraternellement assumées ? Elle s’unit à sa générosité de toute sa force d’âme et de toute sa miséricorde. Grâce à cette peine d’amour qu’elle nous offre, elle espère nous consoler, nous inviter à la confiance, se montrer, quand nous l’invoquerons, « notre vie, notre douceur et notre espérance », comme le chantera sa fille magnifique et douloureuse aussi, la sainte Église.

Du haut de la croix, une compassion en retour répond à la compassion de la Vierge. Rédempteur et Mère souffrent l’un de l’autre, et souffrent l’un par l’autre. Ils échangent pour ainsi dire leurs douleurs, les multiplient par reflets successifs, par échos qui se répètent et qui s’éternisent.

*

Les grands cris qu’on appelle les Sept Paroles secouent sans doute terriblement la Mère humainement si impuissante. Il a soif, Celui que son sein jadis désaltérait. Il se plaint de l’abandon divin avec un fragment d’hymne davidique qu’on récitait chaque jour, ensemble, autrefois, à Nazareth.

Quand il appelle le pardon sur l’inconscience des bourreaux et de ceux qui leur ressemblent, elle l’appelle avec lui. Quand il ouvre le ciel au larron — pauvre fils de Marie qui ne savait pas avoir une telle Mère ! — elle l’accueille. Le verset par lequel il va remettre son esprit aux mains de son Père, c’est elle qui le lui apprit en joignant ses petits doigts avec un pieux sourire.

Ne lui a-t-elle pas appris de même la grande prosternation de Gethsémani, et l’extension des bras, le soir, sous les étoiles, et l’agenouillement, et la lecture rythmée du Saint Livre, et tout ce qui remonte de religieux souvenirs dans sa mémoire fonctionnant à rebours, comme chez les mourants?

Tout à l’heure, la lance ne pourra plus torturer Jésus ; mais elle saura atteindre sa Mère. Son âme à elle, dans cette chair morte, devra survivre à celle de son Fils.

Dans ce corps d’homme qui ne sera plus vraiment un corps humain, n’ayant plus d’âme, mais qui sera toujours un corps divin, elle ancrera son adoration avec une détresse qui fera d’elle la Niobé chrétienne, la Pietà de marbre et de tendre chair qui défie la représentation, fût-ce dans ses chefs-d’œuvre.

*

Comme on comprend tout ce que cette Mère dolente ne dit pas, du moins on le soupçonne. Elle est debout ; elle agit silencieusement ; elle joue tous ses rôles ; ses privilèges sont jusqu’au bout justifiés; elle met en œuvre tout ce qu’elle est. Ainsi fera-t-elle dans les siècles des siècles.

Le Calvaire est le centre de cette action de Marie, l’aboutissement de sa vie, le départ de sa survie. Sa foi, qui prophétise en deux sens, lui commente le berceau où elle posa Jésus et le ciel où elle le députe. Elle le voit dans ce double gîte, Celui qui devait passer par son cœur deux fois, pour naître et pour partir.

C’est maintenant l’heure intermédiaire. C’est le second enfantement qui va s’accomplir. Entre eux deux, en union avec le Père et l’Esprit, se traite et s’organise la consommation.

P. Sertillanges

SUR LA ROUTE DU CALVAIRE

SUR LA ROUTE DU CALVAIRE

Jésus est chargé de sa croix - chapelle 140 rue du Bac Paris
Jésus est chargé de sa croix – chapelle 140 rue du Bac Paris

Nous ne savons pas si Marie était à Béthanie lors de la résurrection de Lazare, qui détermine le dernier complot et la collusion des ennemis avec le traître. Nous ne savons pas si elle était au Cénacle, elle, la première des communiantes, pour communier en réalité comme elle l’avait fait en esprit depuis l’Annonciation et la Naissance.

Il y a là de pieuses croyances illustrées d’œuvres d’art; il y a des traditions; il n’y a pas de certitudes. Mais on sait bien que Marie ne sera pas absente de la Passion.

On peut penser que si Jésus se montre si humain, au cours de ce drame où toute la vie est figurée et marquée d’un divin signe, c’est en partie à cause de sa Mère. Il ne lui doit pas sa divinité; mais il lui doit tout le reste, et ce reste est le moyen pour nous de tout goûter, même la divinité, vu que Dieu ne s’est incarné que pour cela.

Combien, dès lors, n’est-elle pas unie à ce Fils, sa création humaine, en ce qu’il doit aujourd’hui révéler et souffrir ! Toute femme est par instinct attirée vers la souffrance, combien plus une mère ! et dans cette Mère unique, les tendresses et les compassions ont une profondeur qui tient à des racines hors l’humanité.
L’associée de la Trinité doit ici nous apparaître, derrière la faible femme.

Elle est bien loin de ne voir en la Passion que la souffrance du corps qu’elle porta. Le calice lui appartient tout entier. Ce que contient l’Agonie, faite principalement de l’horreur des trahisons, des inconsciences et des ingratitudes humaines, est aussi son lot. Elle dit : Que ce calice s’éloigne! et puis : Cependant, que ta volonté s’accomplisse, Père, et non pas la nôtre.

Est-elle là, sous les oliviers au feuillage d’argent, sous la lune de nisan ou dans les ombres? Elle y est sûrement en esprit.

Elle ne voit pas tout ce que Jésus voit : les tourments exaspérés et comme superposés en une vision hallucinante; la douleur universelle qu’il a assumée, frère de tous, et qui est devenue son propre fardeau; le péché, cause des maux, pire que sa descendance, abîme que le mérite même d’un Dieu, tout puissant qu’il soit par lui-même, n’arrive pas à combler.

L’échec de la Passion ! Son échec pour combien? Le Fils de l’Homme ne le sait pas selon sa science humaine : elle le sait encore moins; mais le fait ne peut lui échapper, et un à quoi bon douloureux ne vient-il pas tenter leur commune constance ?

La croix ne se trouvant pas assez lourde, en fait, pour équilibrer et annuler tout le mal : quelle épreuve! La croix et l’enfer, est-ce possible? La maternité universelle et l’enfer, est-ce possible, ô clémente, ô bienveillante, ô douce Vierge Marie ?

A travers l’esprit de Jésus, le cœur de Marie voit s’ouvrir dans l’avenir de l’humanité des perspectives affreuses ; sa Compassion spirituelle y rejoint la Passion, qui paraît s’y enliser, inutile. La Géhenne et le ciel sont, dans ce cœur, deux forces affrontées, deux éternités qui se combattent, et dont le choc ébranle un frêle tissu de chair qu’une âme forte, heureusement, soutient.

Jésus s’est fait péché pour nous; l’Immaculée se fait péché elle-même, par solidarité spirituelle, et cela avec d’autant plus de frémissement qu’elle est plus pure.

S’il ne s’excuse pas, lui, le Fils de Dieu, parce qu’il s’est fait en tout Fils de l’Homme; s’il ne s’épargne pas, mais « inscrit tout le péché à son compte », comme dit saint Thomas d’Àquin, Marie ne s’épargne pas davantage. Jésus se frappe de mort, lui-même, et d’abord d’angoisse, et Marie le suit.

Où est-elle pendant l’arrestation, le procès, la nuit d’outrages, le jugement du matin, la comparution devant Pilate, la flagellation, les abominations du corps de garde et le chargement du lugubre bois ? Mystère, toujours, humilité pleine d’intime vibration, et silence.

Dans la Marche funèbre de l’Héroïca, dans celle d’Orphée, de Gluck, il y a de ces arrêts devant ce qui ne se peut dire. Après tout, la parole n’est guère qu’une interprète du silence, une lueur sur ces profondeurs de nuit que l’âme recèle, et qui a pour mission d’y attirer l’esprit scrutateur.

La croix chargée, Marie fait certainement la route par quelque chemin détourné. Elle ne peut se mêler au cortège; mais elle peut le rejoindre. Deux carrefours se présentent, et si elle les manque en raison d’un encombrement naturel en ce jour de fête, elle a le débouché de la porte d’Ephraïm, quand Jésus passe le seuil et se trouve en face du lieu de son supplice.

Elle doit croiser au passage des amis, des indifférents et des adversaires. Les amis se font petits et ils sont rares. Voici pourtant ces femmes de Jérusalem, sœurs de Compassion, qui se frappent la poitrine en signe de deuil et qui pleurent. Marie doit les bénir. Elle cueille aussi, sans en avoir besoin, la leçon que Jésus leur donne. Comme elle le reconnaît à ce suprême souci !

Il s’est tu devant Pilate; il dévore l’insulte; mais il enseigne la tendresse qui s’égare. « Ne pleurez pas sur moi » — oh ! si ! — « mais sur vous et sur vos enfants. » Marie ne pleure pas sur elle-même, bénie entre toutes les femmes; elle pleure sur ses enfants, sur nous, que sa douleur met au monde.

Elle constate l’indifférence affreuse de la foule, qui lui présage l’indicible inconscience de l’avenir. Elle est bouleversée par la haine des ennemis qui hurlent et qui blasphèment.

Elle souffre de cette vulgarité qui fait du drame surhumain un forfait de coupe-gorge, une bousculade où bêtes et gens, âniers, chameliers, porteurs d’eau, pourvoyeurs, acheteurs, brebis qu’on pousse au Temple, étrangers attirés un instant par le cortège, grouillent et se confondent parmi les cris.

Que du moins ce soit grand I Qu’on ne me l’assassine pas dans une mesquine parade !…

Patience, pauvre Mère I La grandeur de ce qui se passe ne dépend pas du décor. Le plus grave est au dedans, c’est ce cœur gonflé d’amour et brisé de l’ingratitude des hommes.

Voici les chutes, la croix qui se heurte contre les murs et rejette son porteur. Voici Véronique avec son linge furtif, et voici le Cyrénéen. Oh ! si jamais l’envie a pu ici germer, c’est bien à propos de cette femme et de cet homme I

Mais au vrai, n’est-ce pas Marie, toujours, qui essuie le visage sanglant, et n’est-ce pas elle le vrai Cyrénéen? Les autres sont là comme figure; ils représentent les compatissants, les coopérants, et Marie en est la Reine. Corédemptrice, à elle par excellence leur rôle appartient.

La tradition veut que Marie ait approché de tout près, un moment, son tendre Martyr; qu’elle lui ait tendu les bras en lui jetant son cœur dans un ardent regard, comme l’exprime le Spasimo de Sicile. Une église, Notre-Dame de Pamoyson, sera élevée par les Francs sur l’emplacement présumé de la rencontre. Pieuse pensée; naturelle supposition.

La pâmoison de Notre-Dame, ce n’est pas un désaveu du Stabat. Jésus, si ferme avant et après Gethsémani, a payé son tribut à notre faiblesse, qu’il fit sienne : Marie serait-elle plus forte que lui ? La faiblesse du héros, la pâmoison de la femme forte sont des témoignages d’humanité qui rapprochent de nous et rendent plus attirante leur grandeur.

P. Sertillanges