JEANNE D’ARC : TROIS VICTOIRES DE LA FOI

JEANNE D’ARC : TROIS VICTOIRES DE LA FOI

“L’itinéraire spirituel de Jeanne d’Arc résonne avec celui de la Vierge Marie” (Mgr Crépy à Orléans le 14 mai 2017). Fervente chrétienne, Jeanne d’Arc avait une dévotion toute particulière pour la Vierge Marie. La Sainte nous est ici proposée comme modèle et protectrice. En ces temps troublés, prendre Jeanne d’Arc pour idéal et patronne dans notre dévotion à la Très Sainte Vierge est une grâce spéciale, un recours providentiel et une force extraordinaire en ce mois de Mai qui lui est traditionnellement consacré. Jeanne a été canonisée le 15 mai 1920.

– I. LA RÉSISTANCE DES BÉATITUDES

 

Jeanne d'Arc -Lettrine historiée - Archives nationales (France) - AE-II-2490
Jeanne d’Arc -Lettrine historiée – Archives nationales (France) – AE-II-2490

Le 7 novembre 1455 à Notre-Dame de Paris, les commissaires pon­tificaux, accompagnés du dominicain Jean Bréhal grand inquisiteur, pren­nent place à l’entrée de la grande nef. On voit alors s’avancer une vieille paysanne, une lorraine, soutenue par ses deux fils. Elle est entourée de simples gens et escortée des habitants d’Orléans.

Elle se prosterne «avec de grands soupirs et gémissements», nous dit le chroniqueur, puis, en «une plainte et lamentation», elle tend aux commissaires la lettre du pape. L’un des assistants la lit à sa place. L’annonce de cette audience a attiré dans la cathédrale une foule qui grossit à chaque instant.

Et les plaintes de cette vieille femme sont bientôt reprises par ce peuple en un tel écho qu’il rem­plit toute la nef. Les plaintes deviennent bientôt si fortes et si violentes que les prélats doivent en hâte se réfugier dans la sacristie pour se soustraire à la foule. Ils entraînent avec eux la paysanne et ses conseillers.

Ce jour-là s’ouvre un procès qui ne devait plus cesser : celui de Jeanne d’Arc. La mère de Jeanne, Isabelle Romée se présentait à mains nues devant les plus hautes autorités de France pour qu’on révise le procès de sa fille Jeanne d’Arc.

Au moment où Isabelle Romée entre dans Notre-Dame de Paris, les inquisiteurs ont changé. Vingt-cinq ans auparavant Jeanne d’Arc s’était présentée â mains nues devant les Juges de Rouen. On a dressé la liste de ceux qui ont participé à son procès de condamnation.

Je connais peu de lectures plus fascinantes que ces fiches d’identité : Évêques, maîtres en théologie, universitaires, abbés bénédictins, dominicains, chanoines de Rouen, bacheliers, greffiers ou notaires, ils furent 126 pour condamner l’innocence. Et le procès dure encore. L’entendez-vous ?

L’écho de Notre-Dame de Paris est le même que celui qui monte du chœur des femmes qui tournent sur la place de Mai à Buenos-Aires en réclamant justice pour leurs enfants disparus ; c’est le même qui s’élève aujourd’hui des prisons et des églises de Varsovie : l’innocence reste toujours aussi désarmée devant les politiques.

Et cependant Jeanne d’Arc est là pour nous dire que c’est l’innocence qui triomphe. Oui, entendez-la cette plainte qui s’élève de la foule de Notre-Dame : devant elle, les responsables se réfugient dans une sacristie… Mais l’écho de Notre-Dame a traversé les siècles.

C’est cet écho que je voudrais écouter avec vous. C’est celui des trois victoires de la foi sur la politique, celui des trois victoires de Jeanne d’Arc :

La première fut la victoire militaire, là où les plus prestigieux chefs d’armée, là où les hommes de guerre rompus aux exploits renoncent en déclarant les choses impossibles, Jeanne gagne les batailles, mais elle le fait au nom des Béatitudes. On n’avait jamais vu cela en France.

La deuxième victoire est celle d’une force encore plus haute : c’est celle de la foi en face de la torture.

La troisième est celle de la confiance, du silence et de la ténacité dans l’espérance. Pen­dant quatre ans : elle tiendra bon dans le silence. Si les deux premières vic­toires nous dépassent tous, la dernière nous est proposée à chacun de nous comme elle le fut à une enfant de treize à dix-sept ans.

CINQ PROCÈS

Les historiens ont lu l’existence de Jeanne à travers ses deux procès : la Condamnation et la Réhabilitation. Mais ce n’est pas deux, ni même trois, mais je dis bien cinq procès que Jeanne eut à subir.

Le premier procès fut celui de la confiance – depuis les gifles par lesquelles Robert de Baudricourt l’accueille à Vaucouleurs où elle doit se soumettre à un exorcisme, déjà, jusqu’aux six semaines d’interrogatoire ecclésiastique, déjà aussi, à Chinon et à Poitiers. Le deuxième procès fut celui de Rouen.

Il dure non plus six semaines mais cinq mois. Le troisième, celui de la Réhabilitation, dura sept ans. Le quatrième fut celui de la canonisation : il a duré cinquante et un ans. Enfin, celui de la diffa­mation ou plutôt celui de la mauvaise conscience : il dure encore.

Jeanne a dérangé tout le monde. Une femme, une enfant, une mystique : elle contredit tous les axiomes de la vérité de l’histoire, elle dérange tous ceux, à commencer par le roi, qui, au fond, auraient souhaité perdre, mais perdre «en règle». Inévitable cependant : elle est un fait. Avant Jeanne, il n’y avait pas de nation française. «Elle aura redonné la confiance», dira le général de Gaulle.

Comment ne serait-elle pas irritante puisqu’elle est irrécupérable et irréductible ? Elle heurte de front la sagesse des sages. Comment ne pas penser aux conclusions de Voltaire ou d’Anatole France : qui la traitent de «misérable idiote» ou de «pauvre hallucinée». Elle ne les avait pas at­tendus pour s’entendre traiter de «ribaude» ou de «putain».

L’entendez-vous l’écho de la foule de Notre-Dame de Paris lorsque le peuple réuni dans la Cathédrale reprend la supplication d’une vieille femme pour qu’on rende justice à sa fille ving-cinq ans après qu’on l’ait brûlée ? Mais, j’y pense, comment l’entendriez-vous ? Bien des universi­taires d’aujourd’hui sont aussi aveugles que ceux qui ont condamné Jeanne.

Et il y a plus grave encore lorsqu’on constate qu’à l’heure actuelle, du procès de condamnation, l’un des plus beaux textes de notre langue, ne’ figure aucun extrait dans aucun des morceaux choisis de littérature présentés aux écoliers de notre pays. Nous croyons connaître Jeanne d’Arc. Je croyais la connaître.

Or nous la connaissons, la plupart d’entre nous, bien mal, alors que nous avons aujourd’hui la merveilleuse chance des travaux et des livres de Régine Pernoud. Oui,  mieux connaître Jeanne pour aller plus haut, à l’essentiel : au procès que les Béatitudes, l’innocence et l’enfance susciteront toujours lorsqu’elles empêchent la lâcheté d’avoir le dernier mot en chacun de nous.

Si Jeanne déconcerte, si Jeanne dérange, si Jeanne irrite, si elle est insupportable c’est par ses victoires et c’est parce que ce sont des victoires de la douceur, de la vulnérabilité, de l’espérance, de la vérité, de la résistance de la vérité qui se montrent plus fortes et plus efficaces que le mensonge, l’abandon ou l’esprit de manœuvre lorsque ceux-ci deviennent le risque de toute poli­tique.

Ne nous étonnons pas que certains aient du mal à comprendre Jeanne d’Arc alors que les peuples sont si spontanément accordés à son mystère. Aujourd’hui plus que jamais, on interroge Jeanne. Et ceci pour une raison très simple : Jeanne d’Arc est sans doute une des images les plus pures et les plus profondes de toute libération.

Oui, une fois dans le monde l’enfance a ainsi comparu devant un tribunal régulier, et ce tribunal a été un tribunal de gens d’Église. Et non pas un tribunal pour rire. Et l’innocence et les Béatitudes ont triomphé.

UN ENJEU IMMENSE

Pour comprendre la portée religieuse de son destin et de sa première victoire : la victoire militaire, en cette période si brève, de quelques mois où, chef de guerre, elle remporte des batailles «à la Napoléon», il faut voir l’enjeu de cette victoire. Il est immense pour tout l’Occident et pour toute l’Église.

Lorsque, le 14 août 1415, les forces anglaises reprennent pied en Ar­tois, lorsqu’au cours de l’été les alliances sont renouées qui bradent le royaume, lorsqu’enfin le pâle soleil d’octobre éclaire près d’Azincourt les restes sanglants de la chevalerie armagnac, les anglais avaient le droit de croire qu’ils touchaient au but. L’union des deux Royaumes était faite sous l’autorité exclusive des princes anglais.

Mais pourquoi pas, après tout, diriez-vous aujourd’hui ? La réponse est simple. Solidement campé dans ce Double Royaume unifié par le men­songe, un clan politique aurait étroitement tenu en lisière l’Empereur Ger­manique et ses turbulents Princes Électeurs et dicté leur volonté à tout le reste de l’Europe.

Quant au Pape, le Concile de Bâle, qui se déroulait alors, nous montre comment ils eussent été prêts à couvrir le Pape d’honneurs et de biens, pourvu qu’il veuille écouter sagement le pseudo-Concile, c’est-à-dire ce petit groupe de princes, d’évêques et d’universitaires, et qu’il s’ap­plique à vivre comme une sorte de Grand aumônier, de Chapelain, dévot et assidu de Sa Majesté d’Angleterre.

Savez-vous que l’Évêque Cauchon a fait hâter le procès de Jeanne pour pouvoir rejoindre plus vite le Concile afin de le manipuler. Oui, s’il n’y avait pas eu Jeanne d’Arc, s’il n’y avait eu ni Orléans, ni Patay, ni Reims, c’était fini. L’évangile était confisqué par le pouvoir temporel.

Une femme, une mystique, un personnage providentiel : il y a tout ce qu’il faut pour déranger tout le monde.

Quelques chiffres suffisent. Treize ans et demi : le début de l’appel. Dix-sept ans : la rencontre avec le roi pour le convaincre. Douze mois de bataille, douze mois de prison. Elle achève son ouvrage alors que nous venons à peine de commencer le nôtre. Elle meurt, elle n’a pas vingt ans.

VICTOIRE DE LA TENDRESSE

Alors regardons la première victoire qui a rendu Jeanne attachante aux petits et insupportable aux orgueilleux.

Nous pouvons la comprendre. Elle est militaire et beaucoup plus que militaire. Victoire du génie, mais victoire de la douceur. La délivrance d’Orléans, la campagne de la Loire, La Marche vers le Sacre, Patay, un 18 juin qui allait définitivement effacer Azincourt : les plus experts sont dépassés par son génie…

Une fille de dix-sept ans plus habile dans la préparation de l’artillerie qu’un capitaine. Thibaud, le bailli de Chartres, résume : «le Capitaine le plus avisé du monde». Et un ennemi, le bourguignon Monstrelet avouera : «cette vaillance passe nature de femme». Tous s’émerveillent.

Mais si je m’émerveille avec eux, c’est qu’au-delà des succès militaires, chose incroyable, leçon suprême pour chacun de nous dans le quotidien de nos pauvres petites batailles, c’est qu’au milieu des combats, Jeanne éprouve l’efficacité des Béatitudes évangéliques, la béatitude des pacifiques, la béatitude des justes et la béatitude des doux.

Les lettres de Jeanne aux Anglais sont des appels bouleversants pour que ne coule pas inutilement le sang des hommes. Elle amène sa troupe de soldatesques (où l’on trouve des Gilles de Rais) à se mettre en route, en commençant par chanter le Veni Creator. Elle obtient de compagnons aussi rudes que La Hire qu’ils aillent se confesser.

Elle arrête son cheval en plein combat afin de soutenir la tête d’un prisonnier anglais mourant et de le «consoler de tout son pouvoir». En pleine vic­toire, elle sait rendre dérisoires les ambitions personnelles pour faire émerger l’espoir d’une nation : parce qu’elle cherche autre chose que le pouvoir. Dans la bataille, elle oblige à l’absence de haine. L’absence de haine ? Cela n’aurait-il pas de sens dans la vie politique d’aujourd’hui ?

Image de foi et image de douceur, Jeanne pénétra dans cet ordre de la guerre qui est, trop souvent pour beaucoup le lieu commun de la violence, de la compromission, de la haine, de la ruse, elle s’y établit fermement dans la droiture, la charité, la rectitude, la douceur, et chose incroyable, elle y est efficace au point d’en remontrer par sa sagacité, aussi bien que par son audace, aux plus chevronnés.

Au milieu des combats, c’est finalement son secret, elle apporte, vécue, la Béatitude des Pacifiques. Quel extraordinaire encouragement : avec Jeanne, le dernier mot est à la ten­dresse, celle du Christ. On n’avait jamais vu cela en politique. Depuis Jeanne d’Arc, on sait désormais que cela est possible.

Alors il est inutile de s’inquiéter d’un titre qui la caractériserait mieux. Dieu lui-même s’en est chargé. Car elle a avoué humblement devant ses juges que, dans les moments où son âme avait besoin de soutien et de réconfort, ses Voix lui murmuraient à l’oreille cette simple mais brûlante injonction, étonnant écho de la voix du Bon Pasteur, ses Voix lui mur­muraient seulement : «Va, fille de Dieu, va !» Nous avions déjà l’Unique, la Mère de Dieu, Marie. Voici en Jeanne, parmi beaucoup, la fille de Dieu.

Et c’est peut-être la première grâce que nous procure son in­tercession : quand la lassitude, l’accablement ou bien quand l’agressivité, la dureté ou le mensonge nous menacent, Jeanne nous invite à pénétrer, à notre tour, en cette tendresse de Dieu qui est celle des Béatitudes.

Nota : pour mieux connaître Jeanne d’Arc, lire les ouvrages de Régine PERNOUD : Vie et mort de Jeanne d’Arc, les témoignages du procès de réhabilitation, Hachette, 1953 ;— Jeanne d’Arc par elle-même et par ses témoins, Seuil, 1962 ; – Jeanne devant les Cauchons, Seuil, 1980 ; — Jeanne d’Arc, (avec Marie-Véronique Clin) Fayard, 1986 ; La Spiritualité de Jeanne d’Arc, Mame, 1992; — Réhabilitation de Jeanne d’Arc, reconquête de la France, Paris, Rocher-J.-P. Bertrand, 1995.

Et l’édition du Procès de Condamnation, par Pierre TISSET, 3 vol. Klincksieck, 1970.

D’après le Père Bernard Bro – en l’église de Girmont (Vosges) le 24 avril 1983.

II. PASSION ET TORTURE

Bien des surprises attendent encore aujourd’hui ceux qui lisent le procès de Jeanne d’Arc. La première est que, de ce texte, dont nous avons les Minutes en français, et qui est l’un des premiers et des plus beaux monuments de notre langue, pas une seule page ne soit proposée dans les manuels scolaires de lecture aux petits Français d’aujourd’hui.

DES JUGES TRANQUILLES

Mais d’autres étonnements nous attendent. Les juges de Jeanne d’Arc ont vécu couverts d’honneurs et chargés de bénéfices : Jean Beaupère, le recteur de l’Université, s’en ira résider paisiblement à Besançon, sous la protection du roi de France ; Thomas de Courcelles, qui suggéra que Jeanne d’Arc fût torturée «pour la médecine de son âme», (il fut l’un des trois qui vota la torture) sera chargé de faire l’oraison funèbre du roi Charles VII et mourra doyen du Chapitre de Notre-Dame de Paris.

Alors que c’est d’un autre bourreau, Guillaume de Conti, que Charles VII recevra la bienvenue, à sa rentrée solennelle dans Paris. Thomas Loiseleur, le traître, terminera tranquillement sa carrière à Bâle.

L’évêque Pierre Cauchon représentera l’Église d’Angleterre au Concile de 1435, et il expirera dans son magnifique hôtel Saint-Candé, à Rouen, entre les mains de son barbier. On l’enterrera dans la Cathédrale d’Évreux, puis de Lisieux, près de la chapelle de la Vierge.

Le cardinal Beaufort, l’ancien Légat du pape Martin V en Allemagne, finira Chancelier d’Angleterre. Le duc de Bedfort, devenu Chanoine de Rouen, repose au milieu de ses pieux confrères dans le chœur de la Cathédrale.

Quel repos pour ces responsables du bûcher de Jeanne : savez-vous qu’ils avaient bâclé le procès pour être plus vite présents au Concile de Bâle afin de mieux décider que le pape doive se soumettre aux volontés politiques de ceux qui manipulaient le Concile ?

Vous me direz : ce sont les exceptions que le politique et le religieux entraînent chaque fois qu’ils se compromettent mutuellement.

Je ne crois pas.

Les juges et assesseurs du procès de Jeanne d’Arc ne sont pas des cas isolés qui relèveraient de conditions anormales. Aucune lecture, je dis bien aucune lecture, ne nous purge sans doute aussi violemment de la tentation de nous plaire à nous-même et de nous ranger à l’avance parmi les justes et les consciences satisfaites que celles des fiches signalétiques des 126 juges et assesseurs du procès de Jeanne d’Arc.

Je vous l’ai déjà dit. C’est terrifiant, fascinant, accablant non pas par l’horreur mais par la découverte qu’ils étaient des gens normaux et respectables. A la fin du tome II de sa parfaite édition du Procès, Pierre Tisset nous livre le curriculum vitae de chacun. Il faut l’avoir lu pour en croire ses yeux. Ils étaient gens de bien. Ils œuvraient pour la Justice, le droit et leur vérité. En un mot ils étaient au service d’une idéologie…

QUI DONC EST COUPABLE ?

Alors il ne s’agit pas de juger à notre tour. Mais de trouver le secret qui fasse que le procès de Jeanne d’Arc ait encore un sens pour nous, le secret grâce auquel Jeanne n’aura pas en vain subi la prison, les tortures et le bûcher.

Ce secret est double.

Premièrement : Personne — je dis bien personne — ne peut se prétendre juste et innocent et cependant, c’est normal, nous nous croyons tous du côté du bon droit. Qui donc se voit coupable ?

Deuxièmement : seul le Christ peut éclairer par sa propre Passion le débat qui, en chacun d’entre nous, se déroule entre les ténèbres et la lumière et nous fait admettre que, si nous ne sommes pas innocents, nous avons besoin d’un «défenseur», l’Esprit promis par Jésus.

Qui, parmi nous, ne prétendrait pas faire partie des hommes justes ? Les cas les plus limites, les plus horribles nous rappellent, hélas ! que personne ne se remet en cause, spontanément. Jeanne d’Arc a été condamnée par des hommes qui voulaient défendre le droit.

Écoutez un autre aveu. Il n’y a rien à ajouter.

Au procès des bourreaux du camp de concentration allemand, le camp de Treblinka, un avocat demande à l’un d’entre eux qui fut conseiller au Ministère de l’Intérieur du IIIe Reich, et redevint après la guerre Secrétaire d’État, s’il avait essayé de connaître la vérité au sujet de l’extermination des juifs.

Il répondit : «Non, cela ne relevait pas de ma juridiction. — Qu’auriez-vous fait si vous en aviez eu connaissance officiellement ?» — Et voici la réponse, terrible et désarmante : c’est la même qu’avaient eue les Juges de Jeanne d’Arc : — «Eh bien, si j’avais su, j’aurais dit : Cela regarde un tel et un tel ; voyez-le à ce sujet.»

On imagine des hommes qui menacent, qui brutalisent, qui hurlent. Mais c’est d’abord l’absence. Des gens qui ne savent pas, des regards qui ne voient plus, des rues qui se vident. «Voyez un tel.» Mais un tel est occupé, un tel n’est pas là. «On est venu». «On l’a emmené.» «On» : tout le monde, et personne…

Qui donc est coupable ? Aucun de nous. Mais au moment du bûcher de Jeanne, où aurions-nous été ? En face de la Passion du Christ, où aurions-nous été ?

Pourquoi Charles VII n’a-t-il rien tenté pour la délivrer ? Pourquoi ? Alors qu’il aura le souci de proclamer une amnistie générale pour tous les bourreaux de Jeanne… Tous ont bénéficié du silence de Charles et des infamies de l’archevêque du Sacre pour qui c’était «Dieu qui a permis la capture de Jeanne».

Eh bien oui, il ne croyait pas si bien dire. Et c’est la deuxième victoire de Jeanne : non plus celle d’une femme en face de la guerre, mais celle d’une enfant en face de la prison et du feu. Et cette victoire-là n’a pas d’autre modèle que le Procès de la Passion de Jésus-Christ lui-même.

Bacheliers illustres, docteurs en Sorbonne, Maîtres dominicains, Évêques, Abbés de Jumiège ou de Fécamp, vous nous avez appris à quelle honte l’intelligence et l’habileté dialectique pouvaient mener ! En faisant le procès de Jeanne d’Arc, c’est-à-dire celui de l’innocence désarmée devant les juges spirituels acquis au temporel, vous avez repris le procès du Christ.»

Il vaut mieux qu’un seul meure pour le bien de tout le peuple.» C’était la définition même de la politique donnée par le grand-prêtre Caïphe en face de Jésus. «Sachez faire acte politique, il est avantageux de nous débarrasser du Christ pour que les Romains ne se déchaînent pas contre notre peuple.»

Le collectivisme était né : immoler un pour tous. C’est l’inverse de la communion du Ciel où tous seront pour le bien de chacun. Mais pour cela il fallait convaincre le peuple que Jeanne comme Jésus agissait par le diable.

C’est le péché contre l’Esprit : on cherche à prouver que ce qui est bien vient du mal. La prison de Rouen n’a rien à envier à la méthode des hôpitaux psychiatriques lorsqu’on les utilise pour réduire la conscience des hommes.

Quand déjà sur le bûcher Jeanne embrasse la croix et la met en son sein entre sa chair et ses vêtements, quand elle meurt en criant : «Jésus», «Jésus», elle nous oblige à regarder la seule réalité véritable qui rendra raison de sa deuxième victoire : elle est un cas éminent de l’imitation du Christ. La comparaison des deux procès est saisissante. Seule la Passion du Christ peut nous faire aller au bout de la «passion» de Jeanne d’Arc.

LA PASSION DU CHRIST

Hérode demande au Christ des signes. On demande à Jeanne des prodiges : «En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des signes, mais conduisez-moi à Orléans, je vous montrerai les signes pour lesquels j’ai été envoyée.»

Et c’est l’interminable liste des questions pièges, pour Jeanne comme pour le Christ, ces questions dans lesquelles si l’on répond d’une façon on est perdu, et si l’on répond d’une autre façon on est aussi perdu : «Est-il permis de payer l’impôt à César ?…» Si oui, vous êtes un collaborateur, si non, vous êtes un séditieux. Y a-t-il exemples plus typiques que les interrogatoires de Jeanne qui duraient de huit à onze heures ? Y a-t-il réponses aussi géniales de simplicité ? Vous connaissez ces questions-pièges.

— «Dieu a-t-il de la haine pour les Anglais ?» — «Vous a-t-il été révélé que si vous perdiez votre virginité vous perdiez votre fortune ?» — «Vos voix vous ont-elles dit si vous seriez libérée ?»

On avait demandé à Jésus : «Est-il permis de guérir le jour du Sab­bat ?» — On demande à Jeanne si «c’était fête le jour de l’escarmouche devant Paris ?» Jamais elle ne biaise dans ses réponses.

Mais, à certains moments, elle retourne en humour ces questions-pièges : — «En quelle figure était saint Michel, demande Cauchon, était-il nu ?» — «Pensez-vous que Dieu n’eût pas de quoi le vêtir ?» répond Jeanne. — «En quel lan­gage parlaient vos voix ?» — «Meilleur que le vôtre», s’entend répondre le professeur de théologie, qui avait l’accent limousin.

Et ce sont les réponses sublimes : «Est-il besoin que vous vous confessiez ?» — «Je pense qu’on ne peut pas trop nettoyer sa conscience». — «Quand vous avez quitté vos père et mère, croyez-vous avoir péché ?» — «Puisque Dieu le commandait, il convenait d’obéir.» — «Croyez-vous que la Sainte Écriture ait été révélée par Dieu ?» — «Vous le savez bien, il est bon à savoir que oui.» — «Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu» — «Si je n’y suis, Dieu m’y mettra et si j’y suis, Dieu m’y garde.»

Le Christ avait rencontré le même combat : celui des ténèbres qui se prétendaient lumière. Il avait eu la même réponse : celle de la douceur qui, parce qu’elle vient de Dieu n’a pas besoin de triompher. — «Es-tu le Fils de Dieu ?» — «Qu’est-ce que la vérité ?»

Comme le Christ, Jeanne nous a montré que la vérité ne tirait pas sa force de la violence. Ou bien Jeanne d’Arc est irrécupérable, inexplicable, ou bien il faut admettre l’évidence de la santé d’esprit la plus étonnante, la plus insolente qui soit. Le peuple le comprend tout de suite. Les intellectuels ont du mal à le supporter. Comment admettre que les rieurs et l’innocence soient de son côté ?

On a craché sur le Christ ; un baron anglais est introduit dans la cellule de Jeanne pour la violer.

Judas, l’un des douze, trahit le Christ ; Nicolas Loiseleur prêtre, fait semblant d’être du pays de Jeanne, fait semblant d’être prisonnier pour lui faire croire qu’il est du parti de France, pour l’entendre en confession. Il votera la torture.

Jésus est vendu pour trente deniers ; Jeanne est achetée pour dix mille francs.

On libère Barabbas le meurtrier à la place de Jésus ; le Chapitre de la Cathédrale de Rouen avait aussi coutume de libérer un prisonnier chaque année pour la fête de l’Ascension. Cette année-là, à la place de Jeanne d’Arc, on libère un certain Souplis Lemire : il était coupable de viol.

On accuse Jésus de mensonge. On substitue un texte d’abjuration à un autre pour qu’une fausse signature condamne Jeanne.

On couvre le Christ d’un voile pour mieux le souffleter ; le duc de Bedford écoute les simulacres de confession et surveille en cachette l’examen de virginité.

Le Christ est conduit par une troupe avec des épées et des armes ; Jeanne est conduite au milieu de «cent vingt hommes portant masses d’armes et glaives.»

Le Christ voit ses apôtres s’enfuir ; Jeanne est seule sur son échafaud le matin du prêche, comme tout au long du procès.

Le Christ demande à son père le pardon de ses bourreaux ; Jeanne prie, demande pardon à tous, à ses juges eux-mêmes, comme au peuple de Rouen.

Pilate se lave les mains ; les juges de Jeanne s’assurent l’immunité en se faisant octroyer par le roi d’Angleterre des lettres de garantie, quinze jours après la mort de Jeanne.

Le Christ en appelle à la foi de son peuple, aux prophètes et à la Loi ; Jeanne en appelle expressément au pape : on refuse d’enregistrer son appel.

On charge le Christ de sa croix. On ferre Jeanne «d’une chaîne traversante par les pieds de son lit, tenant à une pièce de bois de six pieds et fermant à clef, par quoi elle ne pouvait mouvoir de la place.»

Il faut regarder cette agonie en face. Il faut y entrer. Mesurée à la dimension de l’expérience humaine, l’aventure de Jeanne est in­vraisemblable. Il a fallu cinq siècles, aussi bien à l’Église qu’à l’État, pour l’avoir reconnue ! C’est l’avant-veille d’un Vendredi-Saint qu’on lui a fait lecture du libelle résumant article par article le réquisitoire. Il est fascinant de mensonges.

Jeanne doit répondre par oui ou par non. Le onzième ar­ticle lui fait dire qu’elle se serait vantée devant Robert de Baudricourt, que «son œuvre accomplie elle aurait trois fils : l’un serait pape, le deuxième empereur, et le troisième roi.» Quel délire ! Après lecture de ce réquisitoire, les juges interrompent le procès. C’est le Samedi-Saint. Il faut bien qu’ils aillent célébrer la Pâque…

Et de même qu’il n’était pas permis aux Grands Prêtres de pénétrer dans le Prétoire de Pilate sous peine d’impureté, de même, certains des Juges de Jeanne ne se croiront pas autorisés à assister aux derniers moments de Jeanne… Pour se retirer, ils évoquent l’adage que «l’Église a horreur du sang.»

LE FEU…

Le mercredi 30 mai 1431, une jeune chrétienne de dix-neuf ans prie et pleure. Elle parcourt debout dans une charrette les rues étroites qui conduisent à la Place du Vieux Marché. Elle est revêtue d’une chemise soufrée, nous dit un chroniqueur, pour mieux assurer la destruction de son corps par le feu afin d’éviter qu’on fasse de ses restes une relique.

Le feu… Mais regardons-le bien. Mais regardons-le tous, ce bûcher du Vieux Marché. Ils pouvaient le contempler et se repaître du spectacle. Oui, faisons silence et écoutons ces flammes : c’est pour nos mensonges et c’est pour nos lâchetés, c’est pour toutes nos démissions qu’elles ont été préparées et c’est l’innocence qu’elles dévorent.

Souvenez-vous, souvenons-nous avec eux : elle a demandé une croix. Elle n’a pas peur, elle regarde la Sainte Face du Crucifié. Elle ne craint plus de l’appeler par son nom. Ce cri a-t-il déchiré pour longtemps les intelligences des Juges ? Puisse-t-il ébranler la nôtre.

A jamais, il est celui de la seule force plus forte que la haine et l’injustice, plus forte que les armes, plus forte que la honte de tous les goulags et de toutes les démissions : c’est celui de l’amour de Jésus, c’est celui du «Défenseur» qu’il nous a promis, à chacun de nous.

D’après le Père Bernard Bro – chez les Franciscaines (Paris) le 8 mai 1983.

– III. L’ESPOIR CONTRE LE MENSONGE

L’évangile de l’Ascension laisse les hommes orphelins : orphelins d’une présence, celle du Christ selon la chair. Mais annonce est en même temps faite à ces orphelins qu’à cause même de cette absence, ils «seront revêtus d’une force venue d’en-haut».

«Une force venue d’en-haut» : je connais peu de définitions du chré­tien qui nous permettent de mieux comprendre comment Jeanne d’Arc en est l’exemple et encore aujourd’hui le modèle. Nous avons regardé deux des trois victoires qui jalonnent sa vie. La victoire militaire, prestigieuse, puis la victoire en face de la torture.

Mais, c’est évident, ni l’une ni l’autre ne nous sera fort probablement proposées. Il ne nous sera pas demandé d’assurer une victoire de chef de guerre ; il ne nous est pas, à la plupart d’entre nous, proposé d’avoir l’héroïsme d’affronter la torture et le bûcher.

Mais à tous, à nous tous, il est bien proposé d’entrer dans une autre vic­toire, la troisième victoire de Jeanne d’Arc. La plus cachée, la plus profonde, la plus extraordinaire dans l’ordinaire. C’est celle du début. C’est la plus simple et la plus contagieuse. Cette bataille va durer quatre ans. On n’y pense presque jamais. De 13 à 17 ans, Jeanne aura le courage de n’en parler à personne. Ce sera l’un des griefs du Procès de condamnation.

Vous vous demandez comment, à peine âgée de dix-huit ans, elle aura la force de tenir plus d’un an de prison et de procès. Mais, je me demande d’abord comment, à l’âge de treize ans, — et c’est encore plus étonnant — elle a pu tenir des années sous le poids du silence. Et pourtant c’est là que réside sa première et principale victoire, celle qui tient en un mot : la victoire de l’espérance, la victoire de la confiance dont le prix est peut-être autre que ce que nous imaginons.

À L’ÂGE DE TREIZE ANS

Jeanne d’Arc le dit bien elle-même : «Quand j’eus l’âge de treize ans j’ai eu une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. Et la première fois j’eus grand peur.» Jeanne n’a pas d’abord eu des voix comme un phé­nomène d’exception. Les voix n auraient servi à rien si Jeanne n’avait pas été possédée par autre chose.

Tous les témoins de son enfance y reviennent dans leur témoignage : ce ne sont pas les voix qui ont été les premières dans sa vie. Mais la prière, la supplication, la confiance qui s’appuient sur un Autre qu’elle-même. Alors les voix ouvriront toutes les audaces de l’espérance. «Je ne suis venue en France que du commandement de Dieu. J’aimerais mieux être tirée à quatre chevaux que d’être venue en France sans congé de Dieu.»

Tous les saints ont connu cette bataille de l’espérance. Peu de chré­tiens autant que Jeanne d’Arc auront aussi simplement et fortement qu’elle illustré les trois grandes lois de l’espérance proposée par le Christ à chacun de nous.

  1. D’abord l’espérance est un combat. Et il n’est pas naturel d’avoir envie d’y entrer.
  2. Ce combat a un lieu privilégié : c’est le refus du mensonge.
  3. Mais vertu du difficile et vertu du futur, ce combat de l’espérance est impossible â nos seules forces. Nous sommes invités à désarmer pour nous en remettre à la force d’un autre, pour faire passer l’appui d’un autre avant nos propres assurances.
  4. Quand Jeanne se décide après quatre ans de silence â quitter son travail de petite bergère pour aller voir le sire de Baudricourt, elle est reçue par une paire de gifles. Le combat commence. Il ne se terminera jamais. La lutte la plus difficile pour elle ne sera pas celle de l’angoisse d’être en­cerclée à Compiègne, ni même la crainte des tortures et de la souffrance physique à Rouen. Ce n’est pas là le combat le plus dur.
  • Ce fut d’abord contre la lâcheté avec les capitulards ;
  • puis contre le soupçon avec l’entourage du roi ;
  • contre la jalousie avec les anciens capitaines ;
  • contre les marchandages avec les barons ;
  • contre le mensonge avec l’Archevêque Regnault de Chartres et les universitaires ;
  • enfin, c’est le combat contre le doute : elle est seule dans la prison. Mais, dès l’âge de treize ans, elle avait déjà été seule avec l’appel.

Tous les témoins de la Bible et du christianisme ont appris ce combat : celui de la solitude, celui de la traversée du désert, celui de la sentinelle dans la nuit.

LE MENSONGE

2. Mais Jeanne découvre — et c’est la deuxième loi de l’espérance — que le lieu principal de cette bataille n’est pas à chercher en dehors de soi. Il a un nom. Elle le connaît. Elle le crie à ses juges en disant : «Si je voyais le feu, je dirais tout ce que je vous dis et ne ferais autre chose.» On la force à le révéler, le secret : c’est le refus du mensonge.

Elle reprendra ceux qui biaisent pour lui faire dire autre chose que ce qu’elle a dit. Elle n’enjolive rien. Elle, qui saurait si bien séduire — tous ses compagnons d’armes ont été sous le charme —, elle se refuse à chercher à plaire. Voir ce qui est, le courage du réel. Et ce qui était de son temps a reçu un nom de l’Histoire : ce fut «la grande pitié du Royaume de France».

Paris : depuis plus de dix ans déjà aux mains de l’occupant anglais. Azincourt : l’armée française anéantie, sept mille tués. L’entrée des Anglais à Paris avec la complicité du Duc de Bourgogne. Le roi Charles VI fou. La reine, Isabeau de Bavière, pactise avec l’ennemi. Le roi d’Angleterre fait figure, non seulement de vainqueur, mais presque d’envoyé de Dieu, venu pour châtier les «mauvais vices» qui règnent en France.

Trois dauphins meurent successivement. Il y a vraiment «grande pitié» au royaume de France, livré au pillage, rançonné, ravagé, guerres et épidémies. Et c’est le traité de Troyes, qui déshérite le dauphin au profit du roi d’Angleterre.

Mais on n’en remontre pas à une paysanne lorraine. Elle sait ce que cela voulait dire d’avoir été obligée par deux fois de fuir son village, en laissant ses bêtes. Elle la voit en face cette grande pitié de la France. Pour­quoi du début â la fin, son espérance est-elle plus forte que les complai­sances idéologiques ou vénales ?

C’est qu’elle ne se rassure jamais en se mentant â elle-même comme ceux qui ne voudraient pas voir si loin, et se sécurisent en étant armagnac ou bourguignon parce qu’ils préfèrent ne pas se laisser déchirer. Mais il n’y a pas d’espoir sans déchirure, il n’y a pas d’espoir réel qui ne commence par un choix contre le mensonge.

Jeanne aura peur d’être brûlée, oui, une peur panique. Mais elle a plus peur encore de se mentir à elle-même. Et cela ne va pas de soi. Com­bien d’occasions où Jeanne, comme chacun des politiques qui l’entourent aurait pu hésiter. Elle sait les concessions possibles. Ce serait si facile de se laisser aller au désir de plaire.

Ce serait tellement simple de se laisser aller dans le sens de la volonté collective ou des mythes politiques. Jeanne choi­sit de voir ce qui est. Et ici, il n’y a pas de différence entre les réponses du départ de Vaucouleurs et celles du procès de Rouen : — «Vraiment si vous deviez me faire arracher les membres et faire partir l’âme du corps, je ne vous en dirais autre chose», répond-elle à ses juges.

C’est le prix de l’espérance. Le bouleversement du bûcher est le même que celui du départ de Domrémy. Elle revient à la fin à ce qui l’avait mise en route : une espérance contre toute espérance. Elle ne pouvait pas savoir que son destin allait changer celui de l’Occident.

Elle ne pouvait pas penser que ses cendres dispersées au vent enfanteraient un peuple et qu’aujourd’hui encore c’est de l’espoir contre tout espoir qu’elle serait contagieuse pour le monde entier. C’est quand même étonnant qu’on reste parfois si hésitant, si réservé, en France, en face de Jeanne d’Arc alors que le monde entier a très bien compris qu’elle était un des exemples de la plus haute de toutes les libertés.

Ici, Jeanne nous révèle le pourquoi de sa force et en même temps la troisième loi de l’espérance. C’est la même force qui a tenu saint Paul fragile devant le monde grec ; Blandine, Agnès, Cécile, fra­giles devant les bourreaux romains ; Félicité et Perpétue devant la persé­cution en Afrique du Nord ; Ambroise et Chrysostome devant les menaces des empereurs : un Autre les avait pris en charge.

Comme eux, Jeanne a choisi la confiance dans ses voix qui lui disent la volonté de cet Autre à qui elle s’en est remise, plutôt que la complaisance en ses projets ou la démission devant l’impossible. Regardez-bien : ce n’est rien de ce qui dirige habituellement la vie des politiciens qui la soutient.

Ce n’est pas un pro­gramme, ce n’est pas une ambition, ce n’est pas une valeur, ce n’est pas une idée, ce n’est pas un projet d’abord qui la guide : c’est Quelqu’un. Sa dernière parole le crie : «Jésus», «Jésus». Ce fut sa dernière parole.

Voilà où est la bataille, source de toutes les autres : c’est celle de la confiance en Quelqu’un, et du même fait de la confiance en ses compa­gnons. Et de cette bataille-là nous ne sommes pas dispensés, aucun d’entre nous ne l’est. Et il n’y a pas aujourd’hui d’autre réponse que celle de Jeanne : c’est la même. C’est la foi des premiers martyrs. On ne peut pas espérer être plus fort qu’elle en face de la montée des périls.

En face des chiens muets, il n’y a plus de victoire possible que celle des mains nues. Toute autre désormais est pourrie ou perdue à l’avance. Une ténacité aussi folle, une vérité sans faille, une douceur aussi résolue que celles de Jeanne d’Arc, ce n’est pas de notre ressort. Tout seul, c’est impossible à la force de l’homme. Le croire, ce serait déjà entrer dans le cycle du mensonge.

Toute l’espérance biblique est là, elle tient en un retournement : faire passer l’aide de l’Autre, Dieu, avant sa propre assurance. Dieu propose à Jeanne la victoire, la réussite, le succès. Elle en est assurée. «En nom Dieu, je suis venue.» Mais, pour accomplir sa promesse. Dieu propose à Jeanne son alliance : «Je serai avec toi.» C’est la phrase-clé de tous les prophètes, de tous les saints.

«Veux-tu faire passer mon alliance, la confiance en mon appui, dit Dieu, avant ton désir de réussite ?» Trois semaines avant le bûcher, au plus noir de son temps de prison, Jeanne le crie : «Je sais bien que Dieu a toujours été le maître de tout ce que j’ai fait. J’ai demandé a mes voix si je serais brûlée et mes voix m’ont répondu que je m’en attende à Notre Seigneur et que lui m’aiderait.»

Arrêtez-vous un instant dans la cellule de Jeanne d’Arc en ce mois de mai 1431… Il n’y a plus rien au monde qui la rassure. Ces voix ne lui pro­mettent pas d’éviter le supplice. Le Pape ne peut répondre. Le Roi l’a oubliée. Il n’y a plus aucun parent, aucun ami. On a pris tous les stra­tagèmes pour la faire se trahir. On lui enlève les habits d’homme qui pou­vaient mieux la protéger des brutalités des soldats.

On lui envoie un baron anglais pour tenter de la prendre de force. Martin Ladvenu l’avouera au procès de Réhabilitation. Et c’est alors qu’elle donne au monde la plus belle définition de l’espérance. «Je m’en attends à Notre Seigneur. Et lui m’aidera.» Elle découvre alors qu’elle ne peut plus demander à Dieu l’aide de Dieu pour obtenir moins que Dieu.

J’EN APPELLE DE VOUS DEVANT DIEU

«Évêque je meurs par vous… C’est pourquoi j’appelle de vous devant Dieu.» C’est la référence permanente et inlassable de Jeanne. «Je m’en at­tends à mon juge : Dieu à qui je m’en attends de tout et non à un autre.» «Je m’en attends à Dieu», c’est ce qu’elle lance au visage de l’Évêque Cauchon lorsqu’il entre dans sa cellule au matin du bûcher.

La «transcendance ?» Le journaliste Hubert Beuve-Méry disait : «Expulsé par son parti, on ne peut plus faire appel [ non croyant] qu’à des idées, des projets ou des programmes. Jeanne d’Arc rejetée par les gens de son Église peut en­core faire appel à Quelqu’un.» C’est la définition même de l’espérance.

Sur le chemin des interrogatoires, la chapelle Saint-Maclou nous rap­pelle aujourd’hui encore à Rouen l’endroit où entre la prison et le lieu du procès Jeanne demandait à s’agenouiller un instant parce que le Saint Sacrement était là. Et les soldats n’osaient pas lui refuser de s’agenouiller un moment.

Son Seigneur était là. Celui qui ne lui manquerait pas. Il était là celui sur qui elle pouvait s’appuyer. Seule présence indéfectible au terme de celui qui avait déjà été présent dans la prière de Domrémy.

A nous à qui il n’est pas proposé la prison et l’angoisse de Jeanne en son procès, il est cependant proposé la même espérance : le même silence, la même confiance : celle du silence qui tient bon.

Frères, vous avez, nous avons tous mille raisons d’être dans la nuit ou la lassitude : le vieillissement, la fatigue, les changements trop rapides et difficiles à comprendre, l’agression des usures physiques, l’inquiétude de l’avenir, une vitalité diminuée, un travail devenu sans intérêt, un amour effacé peut-être et même cette question, cette hésitation : faut-il encore pra­tiquer notre foi ?

Pourquoi parler du visage des saints ? Mais c’est d’abord exactement pour cela : parce que les saints, parce que Jeanne d’Arc ont connu avant nous cette nuit, notre nuit, ils ont partagé l’épreuve, ils ont été saisis, eux aussi, par l’usure et l’angoisse.

Et voici que, chaque année au mois de mai en France, une petite fille de treize ans vient nous reprendre par la main pour nous aider, pour nous dire, à nous les orphelins de l’Ascension, ces mots très simples : ceux que, dans notre lassitude, nous pouvons tous redire : «Je m’en attends à Dieu…» «J’en appelle de vous devant Dieu…»

Voilà notre victoire, notre cri. On ne pourra pas nous en priver. C’est celui de tous les pauvres, de tous les petits, de tous les sans-espoir contre tout espoir, de tous ceux à qui on ne pourra jamais enlever la confiance de l’espérance.

D’après le Père Bernard Bro à Saint-Étienne de Caen le jeudi 12 mai 1983.

Texte présenté par l’Association de la Médaille Miraculeuse