La Bienheureuse Vierge Marie, «comblée de grâce» (Lc 1, 28), est dispensatrice de cette grâce. L’invoquer, c’est entrer, par une porte toute spéciale, dans l’espace de cette grâce pour y trouver assistance et protection. Marie, qui habite l’intériorité et le silence, invite à partager ces biens. Concentré puis douloureux, son visage est, de diverses manières, l’une des figures les plus éloquentes de « l’hospitalité du silence » (Jean-Louis Chrétien, L’Arche de la parole) . Au XVIIe siècle, le cardinal de Bérulle, cité par Chrétien, affirmait que «c’était le partage de la Vierge en ce saint temps d’être en silence ». Puis, il développait : « C’est son état, c’est sa voie, c’est sa vie. Sa vie est une vie de silence qui adore la parole éternelle. En voyant devant ses yeux, en son sein, en ses bras cette même parole, la parole substantielle du Père, être muette et réduite au silence par l’état de son enfance, elle rentre en un nouveau silence et y est transformée à l’exemple du Verbe incarné, qui est son Fils, son Dieu et son unique amour. […] Ce silence de la Vierge n’est pas un silence de bégaiement et d’impuissance, c’est un silence de lumière et de ravissement, c’est un silence plus éloquent, dans les louanges de Jésus, que l’éloquence même » (De la naissance et enfance de Jésus, Œuvres de piété, XXXIX).
Sans doute ce silence a-t-il, pour certains esprits, quelque chose d’insupportable. Il est assez logique, en fait, qu’il trouble, excite ou mette en rage les bavards. La hâte de parler est un mal répandu qui double la haine du silence. Mais cela ne suffit pas, il faut encore descendre une marche, pour en venir au vrai soulagement de cette démangeaison : la calomnie. Et d’ailleurs, quoi de plus adapté, de plus offert à la moquerie qu’un beau visage désarmé ? De la stupidité associée à la méchanceté et renforcée par la malhonnêteté naît ainsi la caricature d’une mièvre figure douceâtre et bleutée. Le culte populaire rendu à Marie sous toutes les latitudes, d’une manière parfois outrée, naïve, renforce le dédain et la condescendance des moqueurs. Mais il n’y a plus rien à craindre d’eux lorsque l’on tourne son regard, au moment de l’Ave Maria, vers la Vierge. Modèle d’intelligence intérieure — quoi qu’en disent les calomniateurs —, elle continue de garder le silence et « médite toutes ces choses dans son cœur» (Lc 2, 19).
Parallèlement, au mépris de ce que l’Église dit explicitement de la Vierge (par exemple dans la constitution dogmatique Lumen gentium de novembre 1964 qui stipule que Marie « coopère, d’une manière toute spéciale, à l’œuvre du Sauveur par son obéissance, sa foi, son espérance et son ardente charité », ou dans l’encyclique de Jean-Paul II Redemptoris Mater de mars 1987) , d’injustes opérations diffamatoires sont conduites. On parle ainsi, je l’ai lu récemment dans une savante revue, de « déification progressive » de la Vierge qui prendrait sa place dans la Sainte Trinité… pour en arrondir les angles suppose-t-on !
Mais finalement, qu’importe. « Les rhéteurs bavards / sont muets comme des carpes, / devant toi, ô mère de Dieu… Joie à toi, / qui fais taire les diserts, / Joie à toi, / car l’affabulation des poètes s’épuise… », dit un hymne de l’Église byzantine du vie siècle.
C’est au silence qu’il faut donc encore revenir, avant que ne retentisse le Magnificat. Dans l’« hospitalité » de ce silence montent, en lentes volutes, les litanies de la Vierge, « mère de toute grâce, mère du bon conseil, vierge digne de louange, miroir de la sainteté, source de notre joie, rose mystique, consolatrice de ceux qui pleurent, reine de tous les saints, reine de la paix… »
Tous les bavardages ont cessé, victimes de leur propre inanité. Un visage apparaît alors… Nul n’en parla mieux que Bernanos, dans son Journal d’un curé de campagne. C’est le solide curé de Torcy, qui fait la leçon à son confrère d’Ambricourt. Il l’entretient de l’« ignorance» où est la Vierge de sa propre dignité, « une dignité qui la met pourtant au-dessus des anges ». Il parle de sa « solitude étonnante » d’où jaillit « une source si pure, si limpide, si limpide et si pure, qu’elle ne pouvait même pas y voir refléter sa propre image ». Il dit encore son « regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d’enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur ». Il dit enfin, envahi de pitié pour son infortuné et brûlant interlocuteur, que « pour la bien prier, il faut sentir ce regard qui n’est pas tout à fait celui de l’indulgence — car l’indulgence ne va pas sans quelque expérience amère — mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d’on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain. »
Patrick KECHICHIAN