PRIÈRE DE DANTE À LA VIERGE MARIE

PRIÈRE DE DANTE À LA VIERGE MARIE

Marie - Martin_Schongauer (1450-1491)
Marie – Martin_Schongauer (1450-1491)

« Vierge Mère, fille de ton Fils, humble et élevée plus qu’aucune créature, terme fixe d’un éternel conseil,

« Tu es celle qui tant as ennobli l’humaine nature, que son auteur ne dédaigna point de s’en revêtir.

« En ton sein se ralluma l’amour, par la chaleur duquel dans l’éternelle paix ainsi a germé cette fleur.

« Ici, pour nous, tu es en son midi le flambeau de la charité, et en bas, parmi les mortels, tu es la vraie fontaine d’espérance.

« Dame tu es si grande, et si grand est ton pouvoir, que celui qui désire la grâce et à toi ne recourt point, son désir veut voler sans ailes.

« Ta bonté non-seulement secourt qui demande, mais d’elle-même, souvent, elle prévient le demander.

« En toi miséricorde, en toi pitié, en toi munificence, en toi se rassemble tout ce que dans les créatures il y a de bonté.

« Ores, celui-ci, qui du plus profond gouffre de l’univers jusqu’ici, a vu les vies spirituelles une à une,

« Te supplie que, par grâce, il obtienne la force d’élever les yeux plus haut vers le dernier salut.

« Et moi qui jamais ne brûlai de voir plus que je ne brûle qu’il voie, je t’offre toutes mes prières, et te prie qu’elles ne soient pas insuffisantes,

« Afin que, par les tiennes, tu dissipes entièrement les nuages de sa mortalité, en sorte que devant lui le suprême Bien se déploie.

« Je te prie encore, ô Reine qui peux ce que tu veux, qu’après une telle vue tu conserves ses affections saines.

« Que, sous ta garde, il vainque les mouvements humains ! Vois Béatrice, vois avec elle que de bienheureux, joignant les mains, s’unissent à mes prières. »

Les yeux aimés et vénérés de Dieu, fixés sur les suppliants, montrèrent combien les dévotes prières lui sont agréables.

Ensuite ils se relevèrent vers l’éternelle lumière, dans laquelle on ne peut croire qu’avec tant de clarté pénètre le regard d’aucune créature.

Et, comme je m’approchais du terme de tous les désirs ainsi que je le devais, l’ardeur du désir se calma en moi.

Bernard, en souriant, me faisait signe de regarder en haut ; mais déjà, de moi-même, j’étais tel qu’il voulait ;

Parce que ma vue, devenant pure, pénétrait de plus en plus dans la splendeur de la haute lumière qui de soi est vraie.

Ce que je vis ensuite surpasse notre langage, impuissant à le peindre comme la mémoire à aller si loin.

Tel que celui qui, en songeant, voit, et après le songe la passion demeure imprimée, et le reste à l’esprit ne revient point,

Tel suis-je, toute ma vision presque s’étant évanouie, et encore en mon cœur distille la douceur qui naquit d’elle.

Ainsi la neige fond au soleil ; ainsi au vent, sur les feuilles légères, se perdait l’oracle de la Sibylle.

O suprême lumière qui tant t’élèves au-dessus des pensées des mortels, reprête à mon esprit un peu de ce que tu paraissais,

Et fais que ma langue soit assez puissante pour laisser, de ta gloire, seulement une étincelle à la gent future :

Car, revenant un peu en ma mémoire, et résonnant un peu dans ces vers, plus on concevra de ta victoire.

Si vive en moi fut l’impression du vivant rayon, que je me serais, je crois, égaré, si de lui j’avais détourné les yeux ;

Et je me souviens qu’avec d’autant plus de courage je le supportai, que je tins ma vue plus étroitement jointe à la Vertu infinie.

O abondante Grâce, par qui j’osai tant fixer mon regard sur l’éternelle lumière, que de la vision j’atteignis le terme !

Je vis que dans sa profondeur s’enfonce, relié en un volume par l’amour, tout ce qui se disperse dans l’univers :

Substance et accident, et leurs propriétés, tous ensemble unis de telle manière, que ce que je dis est une simple lumière.

La forme universelle de ce nœud, je crois que je la vis, parce qu’en disant ceci je me sens plus au large dans la joie.

Un seul moment m’est une plus longue léthargie que vingt-cinq siècles à l’entreprise qui fit admirer à Neptune l’ombre d’Argo.

Ainsi mon esprit interdit regardait fixement, immobile et attentif, et toujours de voir brûlait davantage.

A cette lumière on devient tel, que se détourner pour voir autre chose, il est impossible qu’on y consente jamais ;

Parce qu’en elle est rassemblé tout le bien qui est l’objet du vouloir, et que hors d’elle est défectif ce qui est parfait en elle.

Désormais mes paroles, proportionnées à mon souvenir, seront plus courtes que celles de l’enfant qui baigne encore sa langue à la mamelle.

Non que plus d’une seule apparence fût dans la vive lumière que je regardais, laquelle est toujours telle qu’elle était auparavant ;

Mais parce qu’en moi la vue devenait plus forte, et qu’en regardant un seul objet, moi changeant, il changeait pour moi.

Dans la profonde et splendide substance de la haute lumière, m’apparurent trois cercles de trois couleurs et de même étendue ; [symbolique de la Trinité]

Et l’un par l’autre comme une Iris par une Iris, paraissait réfléchi ; et le troisième paraissait un feu qui d’ici et de là également émane.

Oh ! combien la parole est courte, et combien faible près de ma pensée ! Et celle-ci, près de ce que je vis, est telle, que « peu » ce n’est pas assez dire.

O lumière éternelle, qui seule en toi reposes, seule te connais, et, connue de toi et te connaissant, t’aimes et te souris !

Dante Alighieri, La Divine Comédie, le Paradis Chant 33 – Traduction par Félicité Robert de Lamennais. Didier, 1863