AU PIED DE LA CROIX

AU PIED DE LA CROIX

Marie est debout contre la croix comme pour l’étayer de son martyre.

au pied de la croix
au pied de la croix

Debout, là, cette Mère incomparable, autel vivant pour le sacrifice de son Fils : quelle vision ! Sans elle, combien plus faible et moins profond serait en nous le culte de la Vierge ! A part l’Ecce Homo, on se demande quel tableau pourrait fournir à l’amour une expression plus intime à la fois et plus éclatante.

L’amour rayonne ici dans l’âme douloureuse comme la blancheur du corps supplicié dans la nuit du Calvaire. Rembrandt a vu cela; toute sensibilité pieuse le comprend.

Mais comprenons aussi que, dans de telles extrémités de sentiment, tout doit être recueillement et silence. Ne troublons pas la Reine des Martyrs ; ne demandons rien à sa détresse que ce courage qui la tient debout, pleinement consentante, ne refusant pas sa poitrine au glaive, active par sa Compassion comme Jésus par sa Passion et sauvant avec lui le monde.

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Il y a longtemps que son sacrifice est fait. Dès le début de sa mission maternelle, il lui a été demandé. La Passion devait s’engager aussitôt dans ce cœur, comme dans le corps et dans l’âme du divin Maître. Dieu a fait de Marie, en somme, le sacrificateur de son Fils. Que sont les bourreaux? De pauvres comparses, instruments insignifiants d’un plan éternel.

Angélico, avec son âme de saint, les voit enveloppés d’une surnaturelle atmosphère, animés de piété, pressant avec une religieuse tendresse les mains qu’ils doivent clouer, parce que ces mains, c’est le Christ qui les leur tend, c’est Marie qui les donne, et parce que l’amour est ici la seule chose qui compte, celle dont l’effet sort du temps et détermine l’éternel.

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Toute la douleur du monde et tout l’amour du monde palpitent en ce moment dans la Mère du Verbe; elle est vraiment la Mère des douleurs et la Mère du pur amour; sa chair saigne sur cette croix; son cœur vibre au rythme ineffable issu de l’Amour vivant, son Époux éternel, et communiqué au Fils qui lui est en quelque sorte identique. « Venez et voyez s’il est une douleur pareille à ma douleur », mais aussi une pareille tendresse.

Ce n’est pas assez d’éprouver les affres; il faut en épuiser le sens. Marie y est préparée par tout ce qu’elle a « médité dans son cœur ». Contre cette poutre que l’amour dresse, elle rumine les considérants de l’entreprise rédemptrice, les pensées éternelles qui expliquent cette heure du temps, les lois sacrées qui exigent ce sacrifice et qui mesurent ce poids qu’à deux il faut porter.

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Marie a enfanté Jésus à la vie de ce monde précisément pour l’enfanter aujourd’hui à la mort. « Presque morte avec lui », dit le Pape Benoît XV, elle nous le donne et se donne mille fois elle-même pour racheter l’insuffisance d’une simple créature. Elle se remémore les étapes et les explications que son Fils lui en a fournies.

Elle revit ces échappées successives qui le lui ont arraché en personne ou en ces grandioses propos qui étaient comme un glaive de séparation. C’étaient là, pour sa maternité charnelle, des anticipations de l’heure fatale, de l’heure insupportable à la chair. Mais l’esprit a le dessus; Marie donne son Fils; elle le donne et se soumet à ce pour quoi elle le donne.

Elle donne son Fils et prend nos péchés, comme Jésus les a pris lui-même. Ce sont nos péchés qui la crucifient, elle aussi. Le glaive de Siméon, c’est leur pointe. Dans les crevasses de la chair pantelante, plus sienne que la sienne même, elle les voit, pleins de virulence et d’horreur. Elle les voit, et elle nous aime. Elle les voit, et elle voit à côté, pour y penser uniquement, nos pauvres douleurs.

Jésus ne les a-t-il pas fraternellement assumées ? Elle s’unit à sa générosité de toute sa force d’âme et de toute sa miséricorde. Grâce à cette peine d’amour qu’elle nous offre, elle espère nous consoler, nous inviter à la confiance, se montrer, quand nous l’invoquerons, « notre vie, notre douceur et notre espérance », comme le chantera sa fille magnifique et douloureuse aussi, la sainte Église.

Du haut de la croix, une compassion en retour répond à la compassion de la Vierge. Rédempteur et Mère souffrent l’un de l’autre, et souffrent l’un par l’autre. Ils échangent pour ainsi dire leurs douleurs, les multiplient par reflets successifs, par échos qui se répètent et qui s’éternisent.

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Les grands cris qu’on appelle les Sept Paroles secouent sans doute terriblement la Mère humainement si impuissante. Il a soif, Celui que son sein jadis désaltérait. Il se plaint de l’abandon divin avec un fragment d’hymne davidique qu’on récitait chaque jour, ensemble, autrefois, à Nazareth.

Quand il appelle le pardon sur l’inconscience des bourreaux et de ceux qui leur ressemblent, elle l’appelle avec lui. Quand il ouvre le ciel au larron — pauvre fils de Marie qui ne savait pas avoir une telle Mère ! — elle l’accueille. Le verset par lequel il va remettre son esprit aux mains de son Père, c’est elle qui le lui apprit en joignant ses petits doigts avec un pieux sourire.

Ne lui a-t-elle pas appris de même la grande prosternation de Gethsémani, et l’extension des bras, le soir, sous les étoiles, et l’agenouillement, et la lecture rythmée du Saint Livre, et tout ce qui remonte de religieux souvenirs dans sa mémoire fonctionnant à rebours, comme chez les mourants?

Tout à l’heure, la lance ne pourra plus torturer Jésus ; mais elle saura atteindre sa Mère. Son âme à elle, dans cette chair morte, devra survivre à celle de son Fils.

Dans ce corps d’homme qui ne sera plus vraiment un corps humain, n’ayant plus d’âme, mais qui sera toujours un corps divin, elle ancrera son adoration avec une détresse qui fera d’elle la Niobé chrétienne, la Pietà de marbre et de tendre chair qui défie la représentation, fût-ce dans ses chefs-d’œuvre.

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Comme on comprend tout ce que cette Mère dolente ne dit pas, du moins on le soupçonne. Elle est debout ; elle agit silencieusement ; elle joue tous ses rôles ; ses privilèges sont jusqu’au bout justifiés; elle met en œuvre tout ce qu’elle est. Ainsi fera-t-elle dans les siècles des siècles.

Le Calvaire est le centre de cette action de Marie, l’aboutissement de sa vie, le départ de sa survie. Sa foi, qui prophétise en deux sens, lui commente le berceau où elle posa Jésus et le ciel où elle le députe. Elle le voit dans ce double gîte, Celui qui devait passer par son cœur deux fois, pour naître et pour partir.

C’est maintenant l’heure intermédiaire. C’est le second enfantement qui va s’accomplir. Entre eux deux, en union avec le Père et l’Esprit, se traite et s’organise la consommation.

P. Sertillanges