SUR LA ROUTE DU CALVAIRE

SUR LA ROUTE DU CALVAIRE

Jésus est chargé de sa croix - chapelle 140 rue du Bac Paris
Jésus est chargé de sa croix – chapelle 140 rue du Bac Paris

Nous ne savons pas si Marie était à Béthanie lors de la résurrection de Lazare, qui détermine le dernier complot et la collusion des ennemis avec le traître. Nous ne savons pas si elle était au Cénacle, elle, la première des communiantes, pour communier en réalité comme elle l’avait fait en esprit depuis l’Annonciation et la Naissance.

Il y a là de pieuses croyances illustrées d’œuvres d’art; il y a des traditions; il n’y a pas de certitudes. Mais on sait bien que Marie ne sera pas absente de la Passion.

On peut penser que si Jésus se montre si humain, au cours de ce drame où toute la vie est figurée et marquée d’un divin signe, c’est en partie à cause de sa Mère. Il ne lui doit pas sa divinité; mais il lui doit tout le reste, et ce reste est le moyen pour nous de tout goûter, même la divinité, vu que Dieu ne s’est incarné que pour cela.

Combien, dès lors, n’est-elle pas unie à ce Fils, sa création humaine, en ce qu’il doit aujourd’hui révéler et souffrir ! Toute femme est par instinct attirée vers la souffrance, combien plus une mère ! et dans cette Mère unique, les tendresses et les compassions ont une profondeur qui tient à des racines hors l’humanité.
L’associée de la Trinité doit ici nous apparaître, derrière la faible femme.

Elle est bien loin de ne voir en la Passion que la souffrance du corps qu’elle porta. Le calice lui appartient tout entier. Ce que contient l’Agonie, faite principalement de l’horreur des trahisons, des inconsciences et des ingratitudes humaines, est aussi son lot. Elle dit : Que ce calice s’éloigne! et puis : Cependant, que ta volonté s’accomplisse, Père, et non pas la nôtre.

Est-elle là, sous les oliviers au feuillage d’argent, sous la lune de nisan ou dans les ombres? Elle y est sûrement en esprit.

Elle ne voit pas tout ce que Jésus voit : les tourments exaspérés et comme superposés en une vision hallucinante; la douleur universelle qu’il a assumée, frère de tous, et qui est devenue son propre fardeau; le péché, cause des maux, pire que sa descendance, abîme que le mérite même d’un Dieu, tout puissant qu’il soit par lui-même, n’arrive pas à combler.

L’échec de la Passion ! Son échec pour combien? Le Fils de l’Homme ne le sait pas selon sa science humaine : elle le sait encore moins; mais le fait ne peut lui échapper, et un à quoi bon douloureux ne vient-il pas tenter leur commune constance ?

La croix ne se trouvant pas assez lourde, en fait, pour équilibrer et annuler tout le mal : quelle épreuve! La croix et l’enfer, est-ce possible? La maternité universelle et l’enfer, est-ce possible, ô clémente, ô bienveillante, ô douce Vierge Marie ?

A travers l’esprit de Jésus, le cœur de Marie voit s’ouvrir dans l’avenir de l’humanité des perspectives affreuses ; sa Compassion spirituelle y rejoint la Passion, qui paraît s’y enliser, inutile. La Géhenne et le ciel sont, dans ce cœur, deux forces affrontées, deux éternités qui se combattent, et dont le choc ébranle un frêle tissu de chair qu’une âme forte, heureusement, soutient.

Jésus s’est fait péché pour nous; l’Immaculée se fait péché elle-même, par solidarité spirituelle, et cela avec d’autant plus de frémissement qu’elle est plus pure.

S’il ne s’excuse pas, lui, le Fils de Dieu, parce qu’il s’est fait en tout Fils de l’Homme; s’il ne s’épargne pas, mais « inscrit tout le péché à son compte », comme dit saint Thomas d’Àquin, Marie ne s’épargne pas davantage. Jésus se frappe de mort, lui-même, et d’abord d’angoisse, et Marie le suit.

Où est-elle pendant l’arrestation, le procès, la nuit d’outrages, le jugement du matin, la comparution devant Pilate, la flagellation, les abominations du corps de garde et le chargement du lugubre bois ? Mystère, toujours, humilité pleine d’intime vibration, et silence.

Dans la Marche funèbre de l’Héroïca, dans celle d’Orphée, de Gluck, il y a de ces arrêts devant ce qui ne se peut dire. Après tout, la parole n’est guère qu’une interprète du silence, une lueur sur ces profondeurs de nuit que l’âme recèle, et qui a pour mission d’y attirer l’esprit scrutateur.

La croix chargée, Marie fait certainement la route par quelque chemin détourné. Elle ne peut se mêler au cortège; mais elle peut le rejoindre. Deux carrefours se présentent, et si elle les manque en raison d’un encombrement naturel en ce jour de fête, elle a le débouché de la porte d’Ephraïm, quand Jésus passe le seuil et se trouve en face du lieu de son supplice.

Elle doit croiser au passage des amis, des indifférents et des adversaires. Les amis se font petits et ils sont rares. Voici pourtant ces femmes de Jérusalem, sœurs de Compassion, qui se frappent la poitrine en signe de deuil et qui pleurent. Marie doit les bénir. Elle cueille aussi, sans en avoir besoin, la leçon que Jésus leur donne. Comme elle le reconnaît à ce suprême souci !

Il s’est tu devant Pilate; il dévore l’insulte; mais il enseigne la tendresse qui s’égare. « Ne pleurez pas sur moi » — oh ! si ! — « mais sur vous et sur vos enfants. » Marie ne pleure pas sur elle-même, bénie entre toutes les femmes; elle pleure sur ses enfants, sur nous, que sa douleur met au monde.

Elle constate l’indifférence affreuse de la foule, qui lui présage l’indicible inconscience de l’avenir. Elle est bouleversée par la haine des ennemis qui hurlent et qui blasphèment.

Elle souffre de cette vulgarité qui fait du drame surhumain un forfait de coupe-gorge, une bousculade où bêtes et gens, âniers, chameliers, porteurs d’eau, pourvoyeurs, acheteurs, brebis qu’on pousse au Temple, étrangers attirés un instant par le cortège, grouillent et se confondent parmi les cris.

Que du moins ce soit grand I Qu’on ne me l’assassine pas dans une mesquine parade !…

Patience, pauvre Mère I La grandeur de ce qui se passe ne dépend pas du décor. Le plus grave est au dedans, c’est ce cœur gonflé d’amour et brisé de l’ingratitude des hommes.

Voici les chutes, la croix qui se heurte contre les murs et rejette son porteur. Voici Véronique avec son linge furtif, et voici le Cyrénéen. Oh ! si jamais l’envie a pu ici germer, c’est bien à propos de cette femme et de cet homme I

Mais au vrai, n’est-ce pas Marie, toujours, qui essuie le visage sanglant, et n’est-ce pas elle le vrai Cyrénéen? Les autres sont là comme figure; ils représentent les compatissants, les coopérants, et Marie en est la Reine. Corédemptrice, à elle par excellence leur rôle appartient.

La tradition veut que Marie ait approché de tout près, un moment, son tendre Martyr; qu’elle lui ait tendu les bras en lui jetant son cœur dans un ardent regard, comme l’exprime le Spasimo de Sicile. Une église, Notre-Dame de Pamoyson, sera élevée par les Francs sur l’emplacement présumé de la rencontre. Pieuse pensée; naturelle supposition.

La pâmoison de Notre-Dame, ce n’est pas un désaveu du Stabat. Jésus, si ferme avant et après Gethsémani, a payé son tribut à notre faiblesse, qu’il fit sienne : Marie serait-elle plus forte que lui ? La faiblesse du héros, la pâmoison de la femme forte sont des témoignages d’humanité qui rapprochent de nous et rendent plus attirante leur grandeur.

P. Sertillanges